On rappelle souvent que le Droit du travail aménage la charge de la preuve de façon favorable au salarié : l’employeur est ainsi systématiquement contraint de démontrer sa bonne foi, l’absence d’abus, ou encore la légitimité de ses décisions. Ces mécanismes probatoires dérogatoires au Droit commun, découlent du postulat de protection du travailleur salarié, dans le cadre de sa relation contractuelle.

Il faut croire que le Juge du fond soit parfois encore réfractaire à cette entorse au raisonnement judiciaire « classique », puisque la Cour de cassation est régulièrement amenée à en rappeler la logique. Ainsi dans l’arrêt ici éclairé, en matière de harcèlement moral (où la charge de la preuve est quasiment inversée…) et de durée de travail.

COUR DE CASSATION, Chambre sociale, 8 juillet 2020 (pourvoi n° 18-26.385, publié au Bulletin)

M. B… G…, domicilié […] , a formé le pourvoi n° B 18-26.385 contre l’arrêt rendu le 2 octobre 2018 par la cour d’appel de Grenoble (chambre sociale, section A), dans le litige l’opposant à la société LPG Systems, dont le siège est […] , défenderesse à la cassation.

(…)

4. Le salarié fait grief à l’arrêt de le débouter de sa demande en paiement de dommages-intérêts pour harcèlement moral alors :

« 1°/ que le harcèlement moral est constitué indépendamment de l’intention de son auteur ; qu’au nombre des faits caractérisant le harcèlement moral dont il avait été victime, l’exposant avait fait valoir l’envoi de l’avenant sur les objectifs deux jours après son rattachement à sa nouvelle supérieure hiérarchique alors que d’ordinaire cet avenant était donné en janvier et le fait que ce nouvel avenant avait  »rogné » sur les conditions d’octroi de ses primes ; que pour écarter ce fait de ceux laissant supposer l’existence d’un harcèlement et partant se dispenser d’apprécier si l’employeur était en mesure de le justifier par un élément objectif étranger à tout harcèlement, la cour d’appel qui retient que l’exposant ne démontre pas que ces objectifs ont  »intentionnellement » été fixés de manière inatteignable pour le mettre en défaut par rapport aux années précédentes et à ses résultats provisoires de l’année 2014, a violé l’article L. 1152-1 du code du travail ;

2°/ que peuvent caractériser un harcèlement moral les méthodes de gestion mises en œuvre par un supérieur hiérarchique dès lors qu’elles se manifestent pour un salarié déterminé par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet d’entraîner une dégradation de ses conditions de travail susceptibles de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ; qu’ayant retenu que sur une période de moins de deux mois, soit du 7 octobre au 4 décembre 2014, la supérieure hiérarchique de l’exposant ne lui avait adressé  »que » trois mails le dimanche 19 octobre de 21 heures 42 à 22 heures 00 et trente-quatre mails le soir après 19 heures 00, la cour d’appel qui, pour écarter tout harcèlement, retient que le salarié ne démontre pas qu’il lui était imposé de les consulter immédiatement et d’y répondre avant le lendemain, s’est prononcée par des motifs inopérants comme ne permettant pas de conclure que ces agissements sont justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement et n’a pas légalement justifié sa décision au regard de l’article L. 1152-1 du code du travail. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 1152-1 et L. 1154-1 du code du travail, le second dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 :

5. Aux termes du premier texte visé, aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.

6. Il résulte du second de ces textes, que lorsque survient un litige, le salarié établit des faits qui permettent de présumer l’existence d’un harcèlement et au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.

7. Pour débouter le salarié de sa demande de dommages-intérêts au titre du harcèlement moral, l’arrêt, après avoir énoncé que le harcèlement moral n’est en soi, ni la pression, ni le surmenage, ni le conflit personnel ou non entre salariés, ni les contraintes de gestion ou le rappel à l’ordre voire le recadrage par un supérieur hiérarchique d’un salarié défaillant dans la mise en œuvre de ses fonctions, retient que les objectifs transmis en octobre 2014 l’ont été à la prise de poste de la responsable du salarié et que ce dernier ne démontre pas qu’ils ont intentionnellement été fixés de manière « inatteignables » pour le mettre en défaut par rapport aux années précédentes et à ses résultats provisoires de l’année 2014, en sorte que ce fait n’est pas établi. Puis, pour retenir que l’employeur démontre que les autres faits matériellement établis par le salarié étaient justifiés par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement, l’arrêt, s’agissant des mails reçus par le salarié de la part de sa responsable, énonce que le listing des mails reçus par M. G… de la part de Mme N… du 7 octobre 2014 au 4 décembre 2014 ne fait apparaître que trois mails le dimanche 19 octobre de 21 heures 42 à 22 heures 00, tous les autres mails de ces trois mois (au nombre de quatre-vingt-dix-huit) étant adressés la semaine, dont uniquement trente-quatre le soir après 19 heures 00 et que M. G… ne démontre pas qu’il lui était imposé de les consulter immédiatement et d’y répondre avant le lendemain surtout s’il travaillait de son bureau en région parisienne et non de chez lui comme il lui a été demandé.

8. En statuant ainsi, alors que le harcèlement moral est constitué indépendamment de l’intention de son auteur, la cour d’appel qui a, en outre, statué par des motifs impropres à établir, s’agissant de l’envoi des mails au salarié, que l’employeur justifiait ses agissements par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement, a violé les textes susvisés.

Et sur le troisième moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

9. Le salarié fait grief à l’arrêt de le débouter ses demandes tendant au paiement d’heures supplémentaires, de repos compensateur et de congés payés afférents, de travail dissimulé et de non-respect de la durée maximale de travail alors « qu’il appartient au salarié qui demande le paiement d’heures supplémentaires d’étayer préalablement sa demande par la production d’éléments suffisamment précis quant aux horaires effectivement réalisés, l’employeur étant alors tenu d’y répondre en fournissant au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié ; que le juge ne peut rejeter une telle demande au motif que les éléments produits par le salarié ne prouvent pas le bien-fondé de sa demande ; qu’au soutien de sa demande en paiement d’heures supplémentaires, l’exposant avait versé aux débats des tableaux dont le contenu était extrêmement précis comme indiquant, au titre des années considérées et pour chaque jour travaillé, les horaires effectués et le nombre d’heures supplémentaires accomplies ; que la cour d’appel qui, pour le débouter de l’ensemble de ses demandes retient qu’au-delà  »des tableaux de type Word par lesquels il a récapitulé ses heures supplémentaires non vérifiables », il n’avait pas versé d’autres éléments les corroborant  »sachant que travaillant à domicile avant son recadrage, il n’était pas contrôlé dans ses heures de travail et de pause », et, par motifs éventuellement adoptés des premiers juges que  »nul ne peut se faire de preuve à lui-même » et que le salarié  »ne prouv(e) aucunement avoir effectué des heures supplémentaires », a fait peser sur le salarié la charge de rapporter la preuve de l’existence et du nombre d’heures de travail accomplies et partant des heures supplémentaires dont il demandait le paiement, en violation de l’article L. 3171-4 du code du travail. »

Réponse de la Cour

Vu l’article L. 3171-4 du code du travail :

10. Aux termes de l’article L. 3171-2, alinéa 1er, du code du travail, lorsque tous les salariés occupés dans un service ou un atelier ne travaillent pas selon le même horaire collectif, l’employeur établit les documents nécessaires au décompte de la durée de travail, des repos compensateurs acquis et de leur prise effective, pour chacun des salariés concernés. Selon l’article L. 3171-3 du même code, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, l’employeur tient à la disposition de l’inspecteur ou du contrôleur du travail les documents permettant de comptabiliser le temps de travail accompli par chaque salarié. La nature des documents et la durée pendant laquelle ils sont tenus à disposition sont déterminées par voie réglementaire.

11. Enfin, selon l’article L. 3171-4 du code du travail, en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, l’employeur fournit au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié. Au vu de ces éléments et de ceux fournis par le salarié à l’appui de sa demande, le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d’instruction qu’il estime utiles. Si le décompte des heures de travail accomplies par chaque salarié est assuré par un système d’enregistrement automatique, celui-ci doit être fiable et infalsifiable.

12. Il résulte de ces dispositions, qu’en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l’appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments. Le juge forme sa conviction en tenant compte de l’ensemble de ces éléments au regard des exigences rappelées aux dispositions légales et réglementaires précitées. Après analyse des pièces produites par l’une et l’autre des parties, dans l’hypothèse où il retient l’existence d’heures supplémentaires, il évalue souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l’importance de celles-ci et fixe les créances salariales s’y rapportant.

13. Pour débouter le salarié de sa demande au titre des heures supplémentaires et des congés payés afférents, l’arrêt retient que le salarié verse aux débats des tableaux de type Word par lesquels il a récapitulé ses heures supplémentaires non vérifiables sans verser d’autres éléments les corroborant, sachant que travaillant à domicile avant son recadrage, il n’était pas contrôlé dans ses heures de travail et de pause. Il en déduit que le salarié ne fournit par conséquent pas les éléments suffisants pour étayer sa demande d’heures supplémentaires.

14. En statuant ainsi, la cour d’appel, qui a fait peser la charge de la preuve sur le seul salarié, a violé le texte susvisé.

PAR CES MOTIFS (…) : CASSE ET ANNULE