Le travail dissimulé est puni de façon particulièrement rigoureuse par le Droit social en france, conformément à l’impulsion communautaire dans cette lutte contre une forme de l’économie clandestine et des trafics d’êtres humains. La répression prend plusieurs formes, compatibles et cumulables entre elles, et visent non seulement les auteurs, complices et facilitateurs de la dissimulation d’emploi, mais en outre le bénéficiaire ou le donneur d’ordre ayant eu recours (délibéré ou négligent) à celle-ci.

Au-delà des peines, parmi les plus sévères, prévues par les qualifications pénales aux articles L.8221-3 et suivants du Code du travail, d’autres mesures coercitives peuvent être mises en oeuvre, afin de permettre une frappe plus efficace des acteurs du travail clandestin. Des sanctions administratives ou sociales châtient en effet les contrevenants, et une indemnisation forfaitaire de 6 mois de salaire brut à la charge de l’employeur est versée au salarié clandestin dont le contrat de travail a été rompu.

L’article L.8222-2 du Code du travail étend ce type de sanctions administratives et financières aux bénéficiaire ou donneur d’ordre, et plus généralement à tout acteur soumis à une obligation de vigilance. Il prévoit en effet notamment une solidarité financière avec l’auteur de la dissimulation, quant au paiement des cotisations et contributions sociales, ainsi que des impôts et remboursements d’aide publique, conséquences de l’infraction.

Cette sanction est particulièrement dissuasive, en raison du fait qu’elle est indépendante de toutes poursuites pénales. Le Juge civil peut en effet décider de la solidarité financière du donneur d’ordre d’un employeur clandestin, dès lors par exemple qu’un procès-verbal qualifiant la dissimulation a été dressé par l’agent de contrôle de l’Administration du travail, ou qu’un inspecteur du recouvrement a constaté celle-ci à l’occasion du contrôle précédant le redressement de charges sociales.

Ce débiteur solidaire doit simplement être attrait es-qualité à la procédure, et condamné sur le fondement susvisé. Or en cas de contentieux prud’homal, le salarié victime de la dissimulation peut en outre solliciter l’application de l’article L.8222-2-3°, lequel étend la solidarité financière au paiement des rémunérations et indemnités (indemnités de rupture, indemnité forfaitaire pour travail dissimulé, indemnité de requalification etc.) dues par l’employeur clandestin.

Comme le recours à la notion de co-employeur, cette solidarité peut par exemple permettre d’échapper aux plafonds et exclusions de l’AGS en cas de liquidation judiciaire de l’employeur. C’est cette hypothèse qu’illustre l’arrêt du 11 février 2022 ci-dessous reproduit.

Le donneur d’ordre a, dans ce cadre, demandé à la Cour de cassation de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité, l’article L.8222-2-3° du Code du travail lui semblant contraire aux principes consitutionnels d’individualisation et de proportionnalité des peines, de responsabilité, d’égalité devant la Justice, au droit de propriété et à la garantie des droits. Il faut signaler que le Conseil constitutionnel a déjà déclaré conforme l’article L.8222-2-2° du Code du travail (Cons. constit. 31 juillet 2015, n° 2015-479 QPC), relatif au remboursement des aides publiques.

La Chambre sociale a refusé la transmission d’une question qu’elle ne juge ni nouvelle, ni sérieuse. La solidarité financière en cause constitue en effet une garantie des créances salariales du salarié victime d’une dissimulation d’emploi, une mesure légitime et proportionnée de lutte contre le travail clandestin, sans que le donneur d’ordre solidaire, partie au procès, ne soit privé de la possibilité de faire valoir ses droits à défense.

Et pour finir, cette mesure est légalement indépendante des poursuites pénales le cas échéant déclenchées contre l’employeur clandestin : sa condamnation préalable ne conditionne donc pas la condamnation du donneur d’ordre à la solidarité financière. Cette décision de la Cour de cassation est bien de nature à renforcer la dissuasion afférente aux dispositions coercitives en matière de travail dissimulé

COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, 11 FÉVRIER 2022 (pourvoi n°21-19.494, publié au Bulletin)

Par mémoire spécial présenté le 15 novembre 2021, la société Air France, société anonyme, dont le siège est [Adresse 2], a formulé deux questions prioritaires de constitutionnalité à l’occasion du pourvoi n° Y 21-19.494 qu’elle a formé contre l’arrêt rendu le 27 mai 2021 par la cour d’appel de Paris (pôle 6, chambre 5), dans une instance l’opposant :

1°/ à M. [W] [T], domicilié [Adresse 3],

2°/ à la société Etude JP, société d’exercice libéral par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 4], prise en la personne de M. [D] [V], en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société Prétory,

3°/ à l’UNEDIC délégation AGS-CGEA Ile-de-France Ouest, dont le siège est [Adresse 1].

(…)

Faits et procédure

  1. M. [T] a été engagé par la société Pretory successivement en qualité d’agent de maîtrise suivant contrat à durée indéterminée « pour intermittent » du 15 septembre 2001 et en celle d’agent de sécurité suivant contrat à durée indéterminée « pour vacataire » du 1er avril 2003.
  2. Par jugement du 17 novembre 2003, le tribunal de commerce a ouvert une procédure de redressement judiciaire à l’égard de la société Pretory, convertie, le 30 décembre 2003, en liquidation judiciaire, la société MJA étant désignée en qualité de liquidatrice.
  3. Licencié, le 13 janvier 2004, par la liquidatrice judiciaire pour motif économique, le salarié a saisi la juridiction prud’homale à l’effet d’obtenir, notamment, la condamnation solidaire de la société Air France au paiement des sommes qui seraient fixées au passif de la liquidation judiciaire de l’employeur.

Enoncé de la question prioritaire de constitutionnalité

  1. A l’occasion du pourvoi qu’elle a formé contre l’arrêt rendu le 27 mai 2021 par la cour d’appel de Paris, la société Air France a, par mémoire distinct et motivé, demandé de renvoyer au Conseil constitutionnel deux questions prioritaires de constitutionnalité ainsi rédigées :

« 1°/ L’article L. 8222-2 3° du code du travail, dans sa rédaction en vigueur jusqu’à l’ordonnance 2007-329 du 12 mars 2007 (ancien article L. 324-13-1 du code du travail) est-il contraire aux principes d’individualisation et de proportionnalité des peines et méconnaît-il le principe de responsabilité, la garantie des droits, le principe d’égalité devant la justice ainsi que le droit de propriété garantis par les articles 2, 4, 6, 8 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 en ce que le mécanisme visant à rendre le donneur d’ordre, condamné pour avoir eu recours directement ou indirectement aux services d’un auteur de travail dissimulé, solidairement redevable des rémunérations, indemnités et charges dues par cet employeur à raison de l’emploi du salarié, constitue une sanction ayant le caractère d’une punition non proportionnée et individualisée, que la règle de responsabilité instituée est excessivement sévère pour le donneur d’ordre, que ce mécanisme ne permet pas de garantir l’exercice d’un recours juridictionnel effectif et d’assurer à tous les justiciables des garanties égales, aucune garantie n’ayant été prévue pour le donneur d’ordre afin de contester la régularité de la procédure devant la juridiction civile, le bien-fondé et l’exigibilité des sommes réclamées par le salarié dont il n’est pas l’employeur, employeur qui est devenu bien souvent insolvable et qui, dans la majorité des cas, n’est ni présent, ni représenté devant la juridiction civile ?

2°/ L’article L. 8222-2 3° du code du travail, dans sa rédaction en vigueur jusqu’à l’ordonnance 2007-329 du 12 mars 2007 (ancien article L. 324-13-1 du code du travail) est-il contraire aux principes d’individualisation et de proportionnalité des peines et méconnaît-il le principe de responsabilité, la garantie des droits, le principe d’égalité devant la justice ainsi que le droit de propriété garantis par les articles 2, 4, 6, 8 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 lorsque l’employeur n’a pas été pénalement condamné pour travail dissimulé à l’égard du salarié qui réclame le mécanisme de la solidarité financière à l’encontre du donneur d’ordre ? »

Examen des questions prioritaires de constitutionnalité

  1. La disposition contestée est applicable au litige, qui concerne la mise en oeuvre de la solidarité financière de la société Air France, donneur d’ordre condamné pour avoir recouru , directement ou par personne interposée, aux services d’une personne exerçant un travail dissimulé du 13 septembre 2001 au 31 décembre 2003, en l’espèce la société Pretory.
  2. Elle n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel.
  3. Cependant, d’une part, la question posée, ne portant pas sur l’interprétation d’une disposition constitutionnelle dont le Conseil constitutionnel n’aurait pas encore eu l’occasion de faire application, n’est pas nouvelle.
  4. D’autre part, la question posée ne présente pas un caractère sérieux.
  5. En effet, d’abord, les dispositions critiquées, qui s’inscrivent dans le dispositif de lutte contre le travail dissimulé, constituent une garantie pour le recouvrement des créances du salarié employé de façon illégale et ne privent pas le donneur d’ordre, qui s’est acquitté des sommes exigibles en application du dernier alinéa de l’article L. 324-13-1, devenu le denier alinéa de l’article L. 8222-2, du code du travail, d’une action récursoire contre le débiteur principal et, le cas échéant, contre ses débiteurs solidaires. Il en résulte que cette solidarité n’a pas le caractère d’une punition au sens de l’article 8 de la Déclaration de 1789.
  6. Ensuite, le donneur d’ordre, pouvant être regardé comme ayant facilité la réalisation du travail dissimulé ou ayant contribué à celle-ci et la solidarité financière qui pèse sur lui et le cocontractant, objet d’un procès-verbal pour délit de travail dissimulé, étant limitée dès lors que les sommes dues au salarié employé de façon illégale sont déterminées, en application de l’article L. 324-13-1, dernier alinéa, devenu l’article L. 8222-3 du code du travail à due proportion de la valeur des travaux réalisés, des services fournis, du bien vendu et de la rémunération en vigueur dans la profession, les dispositions critiquées ne portent pas une atteinte manifestement disproportionnée au principe de responsabilité.
  7. En troisième lieu, le donneur d’ordre, qui a la possibilité de contester devant la juridiction civile saisie par le salarié, tant la régularité de la procédure que l’exigibilité et le bien-fondé des sommes réclamées, disposant d’un recours juridictionnel effectif, les dispositions critiquées ne méconnaissent ni la garantie des droits ni le principe de l’égalité devant la justice.
  8. En quatrième lieu, l’atteinte au droit de propriété qui résulte des dispositions critiquées étant justifiée par des objectifs d’intérêt général et proportionnée à ces objectifs, ces dispositions ne méconnaissent pas les exigences de l’article 2 de la Déclaration de 1789.
  9. Enfin, la circonstance que le salarié ait fait le choix de saisir directement la juridiction civile sans s’être constitué partie civile devant la juridiction pénale, est sans incidence sur la constitutionnalité des dispositions critiquées.
  10. En conséquence, il n’y a pas lieu de renvoyer les deux questions au Conseil constitutionnel.

PAR CES MOTIFS (…) : DIT N’Y AVOIR LIEU DE RENVOYER (…)