Ultime étape dans l’affaire France Telecom (la Cour de cassation casse sans renvoyer devant le Juge du fond), l’arrêt de la Chambre criminelle du 21 janvier 2025, dont l’extrait visé est reproduit ci-dessous, arrête une solution prétorienne définissant le harcèlement institutionnel. Cet élargissement de la notion de harcèlement moral est ainsi décrit comme des  » agissements visant à arrêter et mettre en oeuvre, en connaissance de cause, une politique d’entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d’atteindre tout autre objectif, qu’il soit managérial, économique ou financier, ou qui a pour effet une telle dégradation, susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité de ces salariés, d’altérer leur santé physique ou mentale ou de compromettre leur avenir professionnel « .

Ainsi désormais, l’on doit distinguer le harcèlement ayant pour EFFET la dégradation des conditions de travail : les salariés victimes doivent être identifiés et en relation professionnelle avec l’auteur poursuivi. Le harcèlement moral ayant pour OBJET une telle dégradation, peut quant à lui être (pénalement) qualifié même si les victimes ne sont pas précisément connues.

COUR DE CASSATION, Chambre criminelle, 21 janvier 2025 (pourvoi n° 22-87.145, publié au Bulletin)


MM. [NL] [XG], [ZL] [FS], Mmes [SI] [CL], épouse [VE], et [OS] [YM], ainsi que Mme [HM] [GI], partie civile, ont formé des
pourvois contre l’arrêt de la cour d’appel de Paris, chambre 2-13, en date du 30 septembre 2022, qui, pour harcèlement
moral, a condamné les deux premiers à un an d’emprisonnement avec sursis, 15 000 euros d’amende et une
confiscation, et, pour complicité de harcèlement moral, la troisième à six mois d’emprisonnement avec sursis et une
confiscation, la quatrième à trois mois d’emprisonnement avec sursis et une confiscation, et a prononcé sur les intérêts
civils.
(…)


Faits et procédure

  1. Il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de procédure ce qui suit.
  2. A la suite de la plainte déposée par le syndicat [12], en décembre 2009, du chef notamment de harcèlement moral
    contre la société [8] et trois de ses dirigeants, dénonçant les conditions dans lesquelles avaient été mis en œuvre le plan
    NExT (« Nouvelle Expérience des Télécoms ») et son volet social, le programme ACT (« Anticipation et Compétences pour
    la Transformation »), annoncés en 2006, reposant sur une réduction des effectifs à hauteur de 22 000 salariés ou agents
    (ci-après indifféremment désignés comme salariés ou agents) sur environ 120 000, une information a été ouverte le 8
    avril 2010.
  3. La société [8], devenue la société [11] le 1er juillet 2013 (ci-après la société [8]), et plusieurs cadres dirigeants, dont le
    président-directeur général du groupe, M. [NL] [XG], ont été mis en examen, notamment, du chef de harcèlement moral
    ou complicité de ce délit.
  4. Par ordonnance du 12 juin 2018, le juge d’instruction a notamment renvoyé devant le tribunal correctionnel du chef de
    harcèlement moral, commis entre 2007 et 2010, la société [8], M. [XG], ainsi que deux cadres dirigeants de l’entreprise,
    M. [ZL] [FS], directeur des opérations France au sein de la société [8], directeur exécutif délégué et président de la société[11], et M. [YK] [C], directeur des ressources humaines.
  5. Il est reproché à ces prévenus, ainsi qu’à la société [8], d’avoir, entre 2007 et 2010, harcelé notamment trente-neuf
    salariés nommément désignés par « des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des
    conditions de travail des personnels, susceptible de porter atteinte à leur droit et à leur dignité, d’altérer leur santé
    physique ou mentale ou de compromettre leur avenir professionnel, en l’espèce en mettant en place, dans le cadre des
    plans NExT et ACT, une politique d’entreprise visant à déstabiliser les salariés et agents, à créer un climat professionnel
    anxiogène, en recourant notamment à des réorganisations multiples et désordonnées, des incitations répétées au
    départ, des mobilités géographiques et/ou fonctionnelles forcées, la surcharge de travail, la pression des résultats ou à
    l’inverse l’absence de travail, un contrôle excessif et intrusif, l’attribution de missions dévalorisantes, l’absence
    d’accompagnement et de soutien adaptés des ressources humaines, des formations insuffisantes voire inexistantes,
    l’isolement des personnels, des manoeuvres d’intimidation, voire des menaces et des diminutions de rémunération ».
  6. Par la même ordonnance, le juge d’instruction a renvoyé devant le tribunal correctionnel, sous la prévention de
    complicité du délit de harcèlement moral reproché à la société [8] et aux dirigeants précités, Mme [SI] [CL], épouse [VE],
    directrice du programme ACT, directrice des ressources humaines France puis directrice adjointe des ressources
    humaines du groupe, Mme [OS] [YM], directrice des actions territoriales d’opérations France, M. [OF] [UD], directeur des
    ressources humaines France, et M. [DS] [AR], directeur de la direction territoriale Est puis directeur des ressources humaines.
  7. Il leur est reproché de s’être rendus complices du délit de harcèlement moral, au préjudice notamment des mêmes
    trente-neuf salariés, en ayant facilité sciemment la préparation et la consommation de celui-ci, par aide et assistance, en
    l’espèce, notamment, s’agissant de Mme [CL]-[VE], entre 2007 et 2010, « en organisant le suivi strict et concret des
    réductions d’effectifs, en mettant en place des outils de pression sur les départs tels que les réorganisations laissant des
    salariés et des agents sans poste, un management par les résultats, en encourageant les procédés visant à créer une
    instabilité pour les agents et salariés, et en organisant les incitations financières relatives à l’atteinte des objectifs de
    réduction d’effectifs », et, s’agissant de Mme [YM], entre 2007 et mars 2008, « en organisant le suivi strict et concret des
    réductions d’effectifs et en pratiquant un mode de management très directif encourageant la pression sur les départs ».
  8. De très nombreuses parties civiles se sont constituées, dont Mme [HM] [GI].
  9. Par jugement du 20 décembre 2019, le tribunal correctionnel a, sur l’action publique, prononcé des relaxes partielles
    concernant, d’une part, les faits commis du 1er janvier 2009 à fin 2010, s’agissant de MM. [XG], [FS] et [C] ainsi que Mme
    [CL]-[VE], d’autre part, ceux commis du 6 mai 2008 à fin 2010 s’agissant de M. [AR], et déclaré les prévenus coupables des délits qui leur étaient reprochés, entre janvier 2007 et décembre 2008, et a prononcé sur les intérêts civils.
  10. Les prévenus ont interjeté appel, à l’exception de la société [8]. Le ministère public a interjeté appel incident ainsi que
    les parties civiles. M. [C] s’est désisté de son appel.
  11. (…)

  12. Le moyen proposé pour M. [XG] critique l’arrêt attaqué en ce qu’il l’a déclaré coupable de harcèlement moral
    institutionnel, alors :
    « 2°/ que la loi pénale est d’interprétation stricte ; que le harcèlement moral ne peut être consommé que dans des
    relations interpersonnelles entre l’auteur de l’agissement et une ou plusieurs personnes déterminées ; qu’en retenant,
    pour déclarer M. [XG] coupable de harcèlement moral institutionnel à raison de faits « résultant, non pas de [ses]
    relations individuelles avec [les] salariés, mais de la politique d’entreprise [que les dirigeants] avaient conçue et mise en
    œuvre » (arrêt, p. 127, § 2, alinéa 1er), que « les décisions d’organisation prises dans le cadre professionnel peuvent, dans
    un contexte particulier, être source d’insécurité permanente pour tout le personnel et devenir alors harcelantes pour
    certains salariés » (arrêt, p. 129, § 1er), quand il ressort de cette analyse qu’elle a appliqué extensivement la loi pénale à
    des agissements qui n’étaient ni directement imputables au prévenu, ni dirigés contre des fonctionnaires ou des salariés déterminés, la cour d’appel a violé les articles 7 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 111-4 et 222-33-2 du code pénal ;
    5°/ qu’en toute hypothèse, nul n’est pénalement responsable que de son propre fait ; qu’une « politique d’entreprise »
    constitutive de harcèlement moral institutionnel résulte de la délibération des organes collégiaux d’une société anonyme et ne peut engager la responsabilité pénale que de la personne morale, à l’exclusion de celle des personnes physiques occupant des postes de direction sauf à ce que soient caractérisés, à l’égard de ces dernières, des agissements répétés s’inscrivant dans une relation interpersonnelle avec des salariés déterminés ; qu’en déclarant M. [XG] coupable, comme auteur, du chef de harcèlement moral institutionnel, cependant qu’elle constatait que la politique d’entreprise poursuivie procédait d’« une décision arrêtée au plus haut niveau de pilotage de la société » (arrêt, p. 136, § 1er), qu’« il n’exist[ait] aucun lien professionnel direct entre les [ ] prévenus personnes physiques » et les plaignants, qu’« ils ne se connaissaient pas et n'[avaient] jamais travaillé ensemble » et que la responsabilité de M. [XG] « repos[ait] [ ] sur une décision partagée » (jugement confirmé, p. 100, § 3 ; arrêt, p. 136, § 1er) en ce que son « absence ou [son] refus de [ ] participation [ ] n’aurait pas permis la réalisation du délit » (jugement confirmé, p. 281), ce dont il résultait que seule la société [8] avait des relations directes avec chacun des fonctionnaires et salariés concernés et que, engagée par la délibération collégiale de ses organes, elle pouvait seule être déclarée coupable, la cour d’appel a violé les articles 7 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 121-1, 121-2 et 222-33-2 du code pénal. »
  13. Le moyen proposé pour M. [FS] critique l’arrêt attaqué en ce qu’il l’a déclaré coupable de harcèlement moral du 1er
    janvier 2007 au 31 décembre 2008, condamné à une peine d’un an d’emprisonnement assortie en totalité du sursis
    simple, ainsi qu’à une peine d’amende de 15 000 euros et à titre de peine complémentaire à la confiscation des scellés, et sur l’action civile, a rejeté les exceptions d’irrecevabilité des constitutions de partie civile soulevées par tous les prévenus appelants, notamment par M. [FS], confirmé le jugement entrepris en ce qu’il a déclaré recevables les constitutions de partie civile des personnes physiques et morales mentionnées dans le tableau figurant pages 288 à 341 de l’arrêt attaqué, condamné M. [FS], solidairement avec M. [XG] et Mmes [VE] et [YM], à payer aux parties civiles mentionnées dans ce tableau les sommes figurant en dernière colonne, au titre des dommages et intérêts, condamné M. [FS], in solidum avec M. [XG] et Mmes [VE] et [YM], à payer aux parties civiles également mentionnées les sommes figurant en dernière colonne, au titre des dispositions de l’article 475-1 du code de procédure pénale, et ajoutant au jugement, condamné M. [FS], in solidum avec M. [XG] et Mmes [VE] et [YM], à payer aux parties civiles mentionnées dans le tableau les sommes figurant en dernière colonne, au titre des dispositions de l’article 475-1 du code de procédure pénale, en cause d’appel, alors :
    « 1°/ que l’article 222-33-2 du code pénal, dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits, ne sanctionne pas le «
    harcèlement moral institutionnel », défini par l’arrêt attaqué comme un harcèlement qui serait le résultat d’agissements
    répétés pouvant résulter de méthode de gestion ou de management, voire d’une véritable organisation managériale,
    lesquelles n’avaient pas nécessairement pour objet initial de dégrader les conditions de travail mais, qui ont eu pour
    objet final ou pour effet, dans leur mise en œuvre, de dégrader les conditions de travail individuelles et collectives de
    salariés et d’agents non déterminés d’une entreprise ; qu’il sanctionne des agissements répétés à l’encontre d’une ou de plusieurs personnes déterminées ayant pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ; qu’en décidant néanmoins que la disposition susvisée sanctionnerait le « harcèlement moral
    institutionnel », la cour d’appel a violé l’article susvisée. »
  14. Le deuxième moyen proposé pour Mme [CL]-[VE] critique l’arrêt attaqué en ce qu’il l’a déclarée coupable de
    complicité de harcèlement moral dans la limite de la prévention retenue par le jugement sauf à préciser que les faits ont
    été commis alors que la prévenue avait également la qualité de DRH France, l’a condamnée pénalement et a prononcé
    sur les intérêts civils, alors :
    « 1°/ que la complicité suppose un fait principal punissable ; que la loi pénale est d’interprétation stricte ; qu’est incriminé au titre du harcèlement moral dans le cadre du travail le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ce qui implique que soit identifiée une victime déterminée ; qu’en déclarant Mme [SI] [VE] coupable de complicité de harcèlement moral institutionnel qui n’est pas incriminé par l’article 222-33-2 du code pénal dès lors qu’il n’implique pas que soit identifiée une victime déterminée, la cour d’appel a méconnu ledit texte, ensemble le principe de légalité des délits et des peines et le principe d’interprétation stricte de la loi pénale. »
  15. Le troisième moyen proposé pour Mme [CL]-[VE] critique l’arrêt attaqué en ce qu’il l’a déclarée coupable de
    complicité de harcèlement moral dans la limite de la prévention retenue par le jugement sauf à préciser que les faits ont
    été commis alors que la prévenue avait également la qualité de DRH France, l’a condamnée pénalement et a prononcé
    sur les intérêts civils, alors :
    « 1°/ que la complicité suppose un fait principal punissable ; que la loi pénale est d’interprétation stricte ; que le
    harcèlement moral ne peut être consommé que dans des relations interpersonnelles entre l’auteur de l’agissement et
    une ou plusieurs personnes déterminées ; qu’en retenant, pour déclarer Mme [CL]-[VE] coupable de complicité de
    harcèlement moral institutionnel à raison de faits « résultant, non pas de [ses] relations individuelles avec [les] salariés,
    mais de la politique d’entreprise [que les dirigeants] avaient conçue et mise en œuvre » (arrêt, p. 127, § 2, alinéa 1er), que « les décisions d’organisation prises dans le cadre professionnel peuvent, dans un contexte particulier, être source d’insécurité permanente pour tout le personnel et devenir alors harcelantes pour certains salariés » (arrêt, p. 129, § 1er), quand il ressort de cette analyse qu’elle a appliqué extensivement la loi pénale à des agissements qui n’étaient ni
    directement imputables à la prévenue, ni dirigés contre des fonctionnaires ou des salariés déterminés, la cour d’appel a
    violé les articles 7 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 111-4 et 222-33-2 du code pénal ;
    5°/ qu’en toute hypothèse la complicité suppose un fait principal punissable ; nul n’est pénalement responsable que de
    son propre fait ; qu’une « politique d’entreprise » constitutive de harcèlement moral institutionnel résulte de la délibération des organes collégiaux d’une société anonyme et ne peut engager la responsabilité pénale que de la personne morale, à l’exclusion de celle des personnes physiques occupant des postes de direction sauf à ce que soient caractérisés, à l’égard de ces dernières, des agissements répétés s’inscrivant dans une relation interpersonnelle avec des salariés déterminés ; qu’en déclarant Mme [CL]-[VE] coupable, comme complice, du chef de harcèlement moral institutionnel, cependant qu’elle constatait que la politique d’entreprise poursuivie procédait d’« une décision arrêtée
    au plus haut niveau de pilotage de la société » (arrêt, p. 136, § 1er), qu’« il n’exist[ait] aucun lien professionnel direct entre les [ ] prévenus personnes physiques » et les plaignants, qu’« ils ne se connaissaient pas et n'[avaient] jamais travaillé ensemble » et que la responsabilité de Mme [CL]-[VE] « repos[ait] [ ] sur une décision partagée » (jugement confirmé, p. 100, § 3 ; arrêt, p. 136, § 1er) ce dont il résultait que seule la société [8] avait des relations directes avec chacun des fonctionnaires et salariés concernés et que, engagée par la délibération collégiale de ses organes, elle pouvait seule être déclarée coupable, la cour d’appel a violé les articles 7 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 121-1, 121-2 et 222-33-2 du code pénal. »
  16. Le moyen proposé pour Mme [YM] critique l’arrêt attaqué en ce qu’il l’a déclarée coupable de complicité de
    harcèlement moral, alors :
    « 1°/ que, d’une part, lorsque le délit de harcèlement moral résulte de méthodes de management applicables à une
    communauté de salariés, les agissements répétés réprimés au titre de ce délit sont ceux qui s’individualisent à l’égard de chacun des salariés, seuls ceux-ci étant susceptibles d’entraîner directement la dégradation de leurs conditions de travail ; qu’en déclarant le délit de harcèlement moral caractérisé à l’égard des dirigeants de la société [8] en retenant, non pas la commission d’agissements individualisés commis à l’égard de chacun des salariés, mais la définition d’une politique d’entreprise applicable à l’ensemble du groupe, la cour d’appel a violé le principe d’interprétation stricte de la loi pénale et les articles 111-4, 222-33-2 du Code pénal et 591 du Code de procédure pénale. »
    Réponse de la Cour
  17. Les moyens sont réunis.
  18. La cour d’appel a retenu que les prévenus s’étaient rendus coupables de harcèlement moral institutionnel ou de
    complicité de ce délit.
  19. Le harcèlement moral institutionnel a été défini par l’arrêt attaqué, par motifs adoptés, comme des agissements
    définissant et mettant en œuvre une politique d’entreprise ayant pour but de structurer le travail de tout ou partie d’une
    collectivité d’agents, agissements porteurs, par leur répétition, de façon latente ou concrète, d’une dégradation,
    potentielle ou effective, des conditions de travail de cette collectivité et qui outrepassent les limites du pouvoir de
    direction.
  20. Les juges ont encore défini la politique d’entreprise comme la politique principale des ressources humaines composante de la politique générale de la société, déterminée par la ou les personnes qui ont le pouvoir et la capacité de faire appliquer leurs décisions aux agents et de modifier les comportements de ceux-ci.
  21. Les moyens posent la question de savoir si le harcèlement moral institutionnel, ainsi défini, entre dans les prévisions
    de l’article 222-33-2 du code pénal.
  22. La Cour de cassation juge, de façon constante, et au visa de l’article 111-4 du code pénal, que le principe de légalité des délits et des peines impose l’interprétation stricte de la loi pénale (par exemple, Crim., 25 juin 2002, pourvoi n° 00-81.359, Bull. crim. 2002, n° 144). Il se déduit de cette exigence que si le juge ne peut appliquer, par voie d’analogie ou par induction, la loi pénale à un comportement qu’elle ne vise pas, en revanche, il peut, en cas d’incertitude sur la portée d’un texte pénal, rechercher celle-ci en considérant les raisons qui ont présidé à son adoption (Crim., 5 septembre 2023, pourvoi n° 22-85.540, publié au Bulletin).
  23. L’article 222-33-2 du code pénal, dans sa version applicable aux faits de l’espèce, issue de la loi n° 2002-73 du 17
    janvier 2002 dite loi de modernisation sociale, incrimine le fait de harceler autrui par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
  24. Ce texte distingue ainsi les agissements qui ont pour objet une dégradation des conditions de travail de ceux qui ont
    un tel effet.
  25. La caractérisation des agissements ayant pour effet une dégradation des conditions de travail suppose que soient
    précisément identifiées les victimes de tels agissements. En revanche, lorsque les agissements harcelants ont pour objet
    une telle dégradation, la caractérisation de l’infraction n’exige pas que les agissements reprochés à leur auteur
    concernent un ou plusieurs salariés en relation directe avec lui ni que les salariés victimes soient individuellement
    désignés. En effet, dans cette hypothèse, le caractère formel de l’infraction n’implique pas la constatation d’une
    dégradation effective des conditions de travail.
  26. En outre, le terme « autrui » peut désigner, en l’absence de toute autre précision, un collectif de salariés non
    individuellement identifiés.
  27. Cette interprétation est conforme à la portée que le législateur a souhaité donner à cette incrimination.
  28. En effet, si les travaux préparatoires à la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 précitée n’abordent pas spécifiquement la
    question du harcèlement moral collectif ou institutionnel, ils font état de ce qu’il a été « pris connaissance avec attention
    » d’un avis de la Commission nationale consultative des droits de l’homme du 29 juin 2000 consacré au harcèlement
    moral au travail.
  29. Cet avis a identifié trois formes possibles de harcèlement moral, soit le harcèlement individuel, pratiqué dans un but
    purement gratuit de destruction d’autrui et de valorisation de son propre pouvoir, le harcèlement professionnel organisé à l’encontre d’un ou plusieurs salariés, précisément désignés, destiné à contourner les procédures légales de
    licenciement et le harcèlement institutionnel qui participe d’une stratégie de gestion de l’ensemble du personnel.
  30. Par ailleurs, saisi par le Premier ministre en vue de conduire une réflexion sur le harcèlement moral au travail, à la
    suite d’un premier débat à l’Assemblée nationale sur cette question, le Conseil économique et social a, dans un avis du
    11 avril 2001, distingué « le harcèlement essentiellement individuel ou d’un petit groupe » du harcèlement « collectif,
    professionnel ou institutionnel, qui s’inscrit alors dans une véritable stratégie du management pour imposer de
    nouvelles règles de fonctionnement, de nouvelles missions ou de nouvelles rentabilités », en précisant que « le
    harcèlement moral pourra alors se développer au moment de restructurations, de fusions-absorptions des entreprises
    privées ou de changement d’orientation managériale » (avis du Conseil économique et social, 11 avril 2001, page 52).
  31. Dans ce même document, il a proposé de définir l’infraction de harcèlement moral au travail comme « tous
    agissements répétés visant à dégrader les conditions humaines, relationnelles, matérielles de travail d’une ou plusieurs
    victimes, de nature à porter atteinte à leurs droits et leur dignité, pouvant altérer gravement leur état de santé et pouvant compromettre leur avenir professionnel », précisant que cette définition rendait compte de l’ensemble des
    situations de harcèlement moral au travail.
  32. Commentant les termes de la définition proposée « d’une ou plusieurs victimes », le Conseil économique et social a
    souligné que « si le harcèlement moral au travail atteint, le plus souvent, une seule personne qui devient la cible des
    agissements d’un seul ou de plusieurs auteurs, il n’est pas rare que le processus vise en même temps plusieurs victimes. C’est alors souvent le cas d’une stratégie globale pour imposer de nouvelles méthodes de management, pour obtenir la démission de personnels dont les caractéristiques (par exemple, l’âge) ne correspondent pas aux « besoins » de l’entreprise. Il peut s’agir aussi d’un comportement individuel abusif de l’employeur » (avis précité pp. 59 et 60).
  33. Il résulte encore des travaux préparatoires que le législateur a souhaité adopter une définition de cette infraction,
    d’une part, « la plus large et la plus consensuelle possible » qui « s’inspire très largement de l’avis du Conseil économique et social », d’autre part, qui tienne compte de son caractère protéiforme et complexe (rapport à la commission des affaires sociales du Sénat, n° 275, 18 avril 2001, MM. Claude Huriet, Bernard Seillier, Alain Gournac et Mme Annick Bocandé).
  34. Il s’ensuit que l’élément légal de l’infraction de harcèlement moral n’exige pas que les agissements répétés s’exercent
    à l’égard d’une victime déterminée ou dans le cadre de relations interpersonnelles entre leur auteur et la ou les victimes, pourvu que ces dernières fassent partie de la même communauté de travail et aient été susceptibles de subir ou aient subi les conséquences visées à l’article 222-33-2 du code pénal.
  35. Ainsi, indépendamment de toute considération sur les choix stratégiques qui relèvent des seuls organes décisionnels
    de la société, constituent des agissements entrant dans les prévisions de l’article 222-33-2 du code pénal, dans sa version résultant de la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002, et pouvant caractériser une situation de harcèlement moral
    institutionnel, les agissements visant à arrêter et mettre en oeuvre, en connaissance de cause, une politique d’entreprise qui a pour objet de dégrader les conditions de travail de tout ou partie des salariés aux fins de parvenir à une réduction des effectifs ou d’atteindre tout autre objectif, qu’il soit managérial, économique ou financier, ou qui a pour effet une telle dégradation, susceptible de porter atteinte aux droits et à la dignité de ces salariés, d’altérer leur santé physique ou mentale ou de compromettre leur avenir professionnel.
  36. Les moyens doivent, dès lors, être écartés.

    PAR CES MOTIFS (…) : CASSE ET ANNULE (…)