Est-ce la confirmation dans le monde du travail, de la prophétie prêtée à André Malraux ? Il est vrai que le fait religieux se pose avec acuité dans l’entreprise, depuis une vingtaine d’année.
La jurisprudence sociale d’abord (on se souvient de la fameuse affaire Bayloup), puis l’Administration et enfin le Législateur se sont enfin emparés de la question, tant au plan national qu’européen, afin de donner au manager les outils lui permettant de répondre aux difficultés épineuses soulevées par l’expression de ses convictions religieuses par un salarié. Ainsi désormais une recommandation de la Direction Générale du Travail sous forme de questions / réponses, répond précisément aux interrogations du dirigeant ou de la dirigeante confrontés à la difficulté.
Le contentieux peut toutefois surgir encore, et la Cour de cassation trouve alors l’occasion de préciser la solution consensuelle dégagée dernièrement. L’arrêt du 8 juillet 2020 reproduit ci-dessous en réalise ainsi la synthèse, dans une situation courante en pratique.
On se réfèrera avec intérêt aux faits de l’espèce, mais les »attendus » principaux formant la »réponse » de la Chambre sociale renvoient à l’articulation aujourd’hui bien connue. Ainsi dans le secteur privé, le principe est que l’employeur doit respecter et faire respecter la liberté d’opinion, notamment religieuse, de chaque salarié, ainsi que sa liberté d’expression de ces opinions : la seule restriction à ladite liberté d’expression, peut a priori être imposée dans l’entreprise exerçant une mission de service public.
Toutefois l’abus de cette liberté d’expression (par exemple, le prosélytisme religieux ou autre) peut être prohibé voire sanctionné. De plus et par exception, le chef d’entreprise peut restreindre cette liberté d’expression, comme tout droit fondamental, dès lors qu’un motif légitime peut être justifié.
Pour reprendre la formulation communautaire, il est nécessaire de démontrer que ladite restriction est justifiée par la nature de la tâche à accomplir, répond à une exigence professionnelle essentielle et déterminante, et est proportionnée au but recherché. Or la seule demande d’un client de ne pas être en contact avec un salarié de l’entreprise portant un signe religieux ostensible, n’est pas suffisante : ces considérations subjectives importent peu, seuls les motifs objectifs étant retenus, et appréciés souverainement à l’aune de l’ampleur de la restriction.
Pour simplifier la gestion des relations sociales dans l’entreprise, l’article L.1321-2-1 du Code du travail autorise l’employeur à insérer une clause de neutralité (religieuse, politique et philosphique) dans le Règlement Intérieur. La Cour de cassation fait donc désormais de cette faculté, un préalable obligatoire à toute restriction, et plus loin toute sanction, à la liberté d’expression religieuse ou autre.
Pareillement elle n’accepte de restriction que pour les salariés occupant des fonctions en contact avec la clientèle (peut-on ajouter les partenaires de l’entreprise employeur ?) : cet ajout à la Loi interroge, puisque la stabilité du climat social dans l’entreprise peut être troublée par l’expression ostensible des opinions d’un salarié auprès de ses collègues. Et dans ce contexte, même si l’entreprise exerce une activité sensible comme dans l’arrêt ici éclairé (entreprise de sécurité exerçant dans des Etats du Moyen-Orient), c’est à l’employeur de démontrer en tout état de cause que le port d’un signe religieux cause objectivement un trouble au fonctionnement de l’entreprise.
En la matière le doute profite au salarié ; la sanction est sévère, puisque la décision de l’employeur est constitutive de discrimination abusive, et encourt la nullité. Il est donc impératif pour l’entreprise d’aménager son Règlement Intérieur (à défaut, dans les TPE, de publier une note de service), et d’insérer une clause de neutralité visant précisément les postes et les fonctions couverts, les raisons liées à l’activité, ainsi que les restictions imposées.
Cour de cassation, Chambre sociale, 8 juillet 2020 (pourvoi n° 18-23.743, publié au Bulletin)
1. Selon l’arrêt attaqué (Versailles, 27
septembre 2018), engagé le 14 novembre 2011 en qualité de consultant
sûreté, statut cadre, par la société Risk & Co, qui assure des
prestations de services dans le domaine de la sécurité et de la défense à
des gouvernements, organisations internationales non gouvernementales
ou entreprises privées, M. X… a été licencié pour faute grave le 13
août 2013.
2. Soutenant avoir été licencié pour un motif discriminatoire en ce qu’il lui était reproché le port de la barbe, le salarié a saisi la juridiction prud’homale le 26 novembre 2013 de demandes tendant à la nullité de son licenciement, à sa réintégration et au paiement de diverses sommes indemnitaires.
Examen du moyen
Enoncé du moyen
3. L’employeur fait grief à l’arrêt de
prononcer la nullité du licenciement du salarié, d’ordonner sa
réintégration dans le délai de trente jours suivant la notification de
l’arrêt et de condamner la société Risk & Co à lui payer certaines
sommes à titre de provision à valoir sur son préjudice et de salaire
correspondant à la mise à pied conservatoire, alors :
« 1°/ que si
l’employeur est tenu de respecter les convictions religieuses de son
salarié, celles-ci, sauf clause expresse, n’entrent pas dans le cadre du
contrat de travail et le salarié doit exécuter la prestation de travail
pour laquelle il a été embauché ; que ne constitue ni une
discrimination, ni une violation de la liberté individuelle ou
religieuse du salarié, l’injonction faite par un employeur qui fournit
des prestations de conseil aux entreprises dans le domaine de
l’information, de l’analyse et de la gestion des risques de toute
nature, dans des environnements mouvants, instables et dégradés, à un
consultant en sécurité, affecté à des missions dans des zones à risques,
d’adopter, pour sa propre sécurité et celle des personnes auprès
desquelles il est affecté dans le cadre de sa mission, une apparence
tenant compte des us et coutumes des pays dans lesquels il doit se
rendre ; qu’une telle exigence, inhérente à la fonction occupée,
justifie l’injonction de revenir à un port de barde exclusif de toute
connotation susceptible de remettre en cause la sécurité de la mission,
dans le pays dans lequel elle doit être exécutée ; que l’article 13 du
contrat de travail de M. X…, embauché en qualité de consultant sûreté
avec une prise de fonctions au Yémen, stipulait que « dans
l’exercice de ses fonctions, M. X… obéit aux lois et règlements des
pays dans lesquels il est amené à travailler ainsi qu’aux règlements
intérieurs des différentes structures des clients. Il respecte les us et
coutumes des pays dans lesquels il se rendra » ; qu’à cet égard, la
société Risk & Co avait fait valoir que M. X…, embauché en tenant
compte de ce qu’il se présentait comme spécialiste du Proche et
Moyen-Orient, avait affiché sa préférence pour une affectation dans un
pays de culture arabo-musulmane ; qu’en ne vérifiant pas si le refus du
salarié de revenir à une barbe d’apparence plus neutre et comparable à
celle qu’il portait au moment de son embauche, afin notamment de lui
confier une mission de sécurité au Yémen ou dans les pays en adéquation
avec son affectation préférentielle et ses compétences, ne constituait
pas une méconnaissance de ses obligations contractuelles, la cour
d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article L.
1221-1 du code du travail ;
2°/ que ne constitue ni une discrimination, ni une violation de la liberté individuelle ou religieuse d’un salarié, mais une simple restriction légitime, proportionnée et objectivement justifiée, l’injonction faite par un employeur qui fournit des prestations de conseil aux entreprises dans le domaine de l’information, de l’analyse et de la gestion des risques de toute nature, inhérents aux environnements mouvants, instables et dégradés, à un consultant en sécurité, amené à exécuter ses missions dans des zones à risques, d’adopter, pour sa propre sécurité et celle des personnes auprès desquelles il est affecté dans le cadre de sa mission, une apparence tenant compte des us et coutumes des pays dans lesquels il est affecté ; qu’une telle exigence, inhérente à la fonction occupée, justifie l’injonction de revenir à un port de barbe exclusif de toute connotation susceptible de remettre en cause la sécurité de la mission ; que compte tenu du contexte de la mission assignée au salarié, de sa nature, du pays de destination des missions, la restriction relative à l’apparence de la barbe portée par le salarié, afin qu’elle reflète une neutralité, est justifiée par la nature de la tâche à accomplir, proportionnée au but poursuivi, ladite restriction répondant à une exigence professionnelle essentielle et déterminante, l’objectif de la restriction étant légitime ; qu’en énonçant que le licenciement reposait pour partie sur des motifs pris de ce que l’employeur considère comme l’expression par M. X… de ses convictions politiques ou religieuses au travers du port de sa barbe, sans rechercher si la fonction occupée par le salarié, en qualité de consultant de sécurité destiné à être affecté régulièrement dans des zones potentiellement dangereuses et politiquement instables, n’imposait pas la restriction litigieuse, au regard de la nécessité de tenir compte du sens attribué à l’apparence de la barbe dans lesdites zones, l’employeur ne pouvant prendre le risque d’envoyer au Yémen un salarié dont l’apparence pouvait justifier une stigmatisation et mettre en péril sa sécurité et celle des personnes qu’il devait accompagner, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1121-1 et L. 1131-1 du code du travail ;
3°/ que la société Risk & Co, avait versé aux débats le témoignage d’un ancien consultant en sécurité qui avait précisé : « J’ai
observé que les militaires avec lesquels on travaillait étaient
particulièrement inquiets et sur leur garde. Un comportement ou une
apparence inappropriés s’apparentant à celles de groupes terroristes
aurait même pu nous mettre sérieusement en danger » ; qu’en ne
s’expliquant pas sur cette attestation, la cour d’appel a méconnu les
exigences de l’article 455 du code de procédure civile ;
4°/ que la
légitimité d’une restriction apportée à la liberté religieuse d’un
salarié, en l’état du droit applicable antérieur à la loi n° 2016-1088
du 8 août 2016 n’était pas subordonnée à l’existence d’une note de
service ou d’un règlement intérieur ; que l’absence d’un tel support a
pour seule conséquence d’imposer un examen de la restriction alléguée en
relevant l’existence d’une exigence professionnelle essentielle et
déterminante ; qu’en se fondant sur le fait que l’employeur ne
produisait aucun règlement intérieur ni aucune note de service précisant
la nature des restrictions qu’il entendait imposer en raison des
impératifs de sécurité qu’il invoque, la cour d’appel a statué par des
motifs inopérants et violé les articles 1321-1, L. 1321-2-1 et L. 1321-5
du code du travail. »
Réponse de la Cour
4. Il résulte des articles L. 1121-1, L. 1132-1, dans sa rédaction applicable, et L. 1133-1 du code du travail, mettant en oeuvre en droit interne les dispositions des articles 2, § 2, et 4, § 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, que les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherché. Au termes de l’article L. 1321-3, 2° du code du travail dans sa rédaction applicable, le règlement intérieur ne peut contenir des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché.
5. L’employeur, investi de la mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié, peut prévoir dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur, en application de l’article L. 1321-5 du code du travail dans sa rédaction applicable, une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors que cette clause générale et indifférenciée n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients.
6. Ayant relevé que l’employeur ne produisait aucun règlement intérieur ni aucune note de service précisant la nature des restrictions qu’il entendait imposer au salarié en raison des impératifs de sécurité invoqués, la cour d’appel en a déduit à bon droit, sans être tenue de procéder à une recherche inopérante, que l’interdiction faite au salarié, lors de l’exercice de ses missions, du port de la barbe, en tant qu’elle manifesterait des convictions religieuses et politiques, et l’injonction faite par l’employeur de revenir à une apparence considérée par ce dernier comme plus neutre caractérisaient l’existence d’une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses et politiques du salarié.
7. Il résulte par ailleurs de la
jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 14 mars
2017, Micropole Univers, C-188/15), que la notion d’« exigence professionnelle essentielle et déterminante »,
au sens de l’article 4 § 1 de la directive 2000/78 du 27 novembre 2000,
renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les
conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause. Elle ne
saurait, en revanche, couvrir des considérations subjectives, telles que
la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du
client.
8. Dès lors, la cour d’appel a exactement retenu que si les demandes d’un client relatives au port d’une barbe pouvant être connotée de façon religieuse ne sauraient, par elles-mêmes, être considérées comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4 § 1 de la directive n° 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, l’objectif légitime de sécurité du personnel et des clients de l’entreprise peut justifier en application de ces mêmes dispositions des restrictions aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives et, par suite, permet à l’employeur d’imposer aux salariés une apparence neutre lorsque celle-ci est rendue nécessaire afin de prévenir un danger objectif.
9. Ayant relevé que si l’employeur considérait la façon dont le salarié portait sa barbe comme une provocation politique et religieuse, il ne précisait ni la justification objective de cette appréciation, ni quelle façon de tailler la barbe aurait été admissible au regard des impératifs de sécurité avancés, la cour d’appel a constaté, appréciant souverainement les éléments de preuve qui lui étaient soumis et sans être tenue de s’expliquer sur ceux qu’elle décidait d’écarter, que l’employeur ne démontrait pas les risques de sécurité spécifiques liés au port de la barbe dans le cadre de l’exécution de la mission du salarié au Yémen de nature à constituer une justification à une atteinte proportionnée aux libertés du salarié.
10. La cour d’appel en a déduit à bon
droit, sans encourir le grief de la quatrième branche du moyen qui
manque en fait, que le licenciement du salarié reposait, au moins pour
partie, sur le motif discriminatoire pris de ce que l’employeur
considérait comme l’expression par le salarié de ses convictions
politiques ou religieuses au travers du port de sa barbe, de sorte que
le licenciement était nul en application de l’article L. 1132-4 du code
du travail.
11. Le moyen n’est donc pas fondé.
PAR CES MOTIFS, la Cour : REJETTE le pourvoi (…)
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