Par application des dispositions exceptionnelles des articles L.1224-1 et suivants du Code du travail, en cas de transfert d’entreprise (cession de fonds de commerce, par exemple) les contrats de travail sont transférés au nouvel employeur : ce dernier est donc débiteur d’éventuels rappels de salaire dus pour la période antérieure au transfert. A charge pour lui, s’il le peut, de se retourner contre l’ancien employeur.

En revanche il n’est pas responsable des dettes indemnitaires nées des fautes commises par l’ancien employeur. Bien sûr, s’il a commis un manquement conjointement avec ce dernier, cette collusion entraîne la responsabilité solidaire des deux employeur successifs.

Ainsi, à moins de démontrer objectivement la faute commise par le nouvel employeur, le préjudice né antérieurement au transfert ne peut être mis à la charge de celui-ci. C’est la solution rappelée par la Cour de cassation dans un exemple original, où même si les manquements à l’obligation de santé et sécurité de l’employeur sont antérieurs au transfert, le préjudice quant à lui (préjudice d’anxiété) est né postérieurement à celui-ci.

COUR DE CASSATION, Chambre sociale, 29 avril 2025 (pourvoi n° 23-20.501 et al., publié au Bulletin)


La société Fives, société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 11], a formé les pourvois n° J 23-20.501, K 23-20.502, N 23-20.504, Q 23-20.506, R 23-20.507, S 23-20.508, T 23-20.509, U 23-20.510, V 23-20.511, W 23-20.512, X 23-20.513 et Z 23-20.515 contre douze arrêts rendus le 30 juin 2023 par la cour d’appel de Douai (chambre sociale, prud’hommes), dans les litiges l’opposant respectivement :

1°/ à la société Fonderie et aciérie de [Localité 15], société par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 6],
(…)

Faits et procédure

2. Selon les arrêts attaqués (Douai, 30 juin 2023), M. [U] a travaillé dans l’usine de [Localité 15] du 1er avril 1981 au 14 mars 2013 et exerçait en dernier lieu les fonctions de soudeur. Il a été successivement le salarié de la société Fives Lille Cail devenue société Fives Cail Babcock, elle-même devenue FCB, du 1er avril 1981 au 31 août 1985, puis salarié de la société Fonderies ateliers de Marquise du 1er septembre 1985 au 31 août 1988 et enfin de la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] du 1er septembre 1988 au 14 mars 2013.

3. Il a saisi avec d’autres salariés la juridiction prud’homale le 30 mai 2013, notamment en indemnisation d’un préjudice d’anxiété et d’un préjudice lié au bouleversement subi dans ses conditions d’existence.

4. Parallèlement, le ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, saisi le 14 octobre 2015 d’une demande d’inscription de l’établissement Fonderie et aciérie de [Localité 15] sur la liste des établissements susceptibles d’ouvrir droit à l’allocation de cessation anticipée d’activité, a rendu une décision de rejet implicite, puis a notifié le 6 juin 2016 une décision de rejet exprès. Cette décision a été contestée devant le tribunal administratif de Lille, lequel a débouté les requérants de leur demande par jugement devenu définitif du 31 janvier 2018.

Examen du moyen

Sur le moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

5. La société Fives fait grief aux arrêts de rejeter sa demande de mise hors de cause, de recevoir la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] en son appel en garantie à son encontre, de dire qu’elle devra garantir la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] des condamnations prononcées à son encontre à hauteur de 90 % et de l’y condamner en tant que de besoin, alors « que le nouvel employeur est tenu au paiement des dettes et obligations nées postérieurement à la modification juridique intervenue dans la personne de l’employeur ; que le préjudice d’anxiété ne résulte pas de la seule exposition à un risque créé par l’amiante, mais est constitué par les troubles psychologiques qu’engendre la connaissance de ce risque par le salarié ; que le cédant ne peut donc être tenu de garantir le cessionnaire des condamnations prononcées à l’encontre de ce dernier en réparation du préjudice d’anxiété subi par un salarié lorsque la connaissance par le salarié du risque encouru est née postérieurement au transfert du contrat de travail ; qu’en l’espèce, après avoir accueilli la demande de dommages-intérêts des salariés en réparation d’un préjudice d’anxiété, la cour d’appel a retenu que  »l’article L. 1224-2 du code du travail (anciennement l’article L. 122-12-1) n’emporte pas substitution mais adjonction de débiteurs en vue d’offrir une garantie supplémentaire aux salariés transférés », que,  »pour les dettes antérieures au transfert, le salarié peut agir indifféremment contre le nouvel employeur ou contre l’ancien, les deux employeurs étant tenus in solidum pour les conséquences des manquements du cédant aux obligations résultant du contrat de travail, et le salarié peut ne mettre en cause que le nouvel employeur, même si la créance invoquée est la conséquence d’un manquement du cédant aux obligations résultant du contrat de travail » et, enfin, que  »le nouvel employeur peut se faire rembourser par ce dernier la fraction des sommes correspondant à la période antérieure au transfert représentant le temps pendant lequel le salarié était au service de l’ancien employeur » ; qu’après avoir estimé que  »la part de responsabilité de la société Fonderie et aciérie de [Localité 15], au vu de la durée d’utilisation fautive de l’amiante la concernant, doit être limitée à 10 % », elle en a déduit que  »la société Fives (…) devra garantir la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] des condamnations prononcées à son encontre à concurrence de 90 % » ; qu’en statuant ainsi quand elle avait constaté  »que, jusqu’au 01.09.1988, le salarié n’était pas en mesure d’être suffisamment informé sur les risques auxquels il était exposé dans sa vie professionnelle pour en avoir une conscience libre et éclairée sur le sujet et donc de saisir la juridiction prud’homale d’une action en réparation d’un préjudice d’anxiété à l’encontre de son employeur, préjudice spécifique qui n’a été reconnu que plus tardivement par la jurisprudence » et que,  »par suite, le droit à réparation dont bénéficie (le salarié) est postérieur au dernier changement d’employeur », ce dont il s’évinçait que le préjudice d’anxiété invoqué par les salariés ne constituait pas une créance due à la date du transfert de leurs contrats de travail le 1er septembre 1988 et que la société Fives n’était, en conséquence, pas tenue de garantir la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] des condamnations prononcées à ce titre à son encontre, la cour d’appel a violé l’article L. 1224-2 du code du travail, l’article L. 4121-1 du même code en sa rédaction applicable au litige et l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998. »

Réponse de la Cour

Vu les articles L. 122-12, alinéa 2, et L. 122-12-1 du code du travail, le premier dans sa rédaction issue de la loi n° 73-4 du 2 janvier 1973, le deuxième dans sa rédaction issue de la loi n° 85-98 du 25 janvier 1985, devenus L. 1224-1 et L. 1224-2 du code du travail, et l’article L. 232-1 du code du travail, dans sa rédaction issue de la loi n° 73-4 du 2 janvier 1973, devenu L. 4121-1 du code du travail :

6. Il se déduit des deux premiers textes que, sauf collusion frauduleuse entre les employeurs successifs, seul le nouvel employeur est tenu envers le salarié aux obligations et au paiement des créances résultant de la poursuite du contrat de travail après le transfert.

7. Il résulte du troisième que le salarié qui justifie d’une exposition à l’amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, en application des règles de droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, pour manquement de ce dernier à cette obligation.

8. Le préjudice d’anxiété, qui ne résulte pas de la seule exposition à un risque créé par l’amiante, est constitué par les troubles psychologiques qu’engendre la connaissance de ce risque par les salariés. Il naît, pour le salarié qui ne bénéficie pas de l’allocation de cessation anticipée d’activité prévue par l’article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998, à la date à laquelle celui-ci a eu connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave résultant de son exposition à l’amiante.

9. Pour rejeter la demande de la société Fives tendant à sa mise hors de cause et dire qu’elle devra garantir la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] des condamnations prononcées à son encontre à hauteur de 90 %, les arrêts retiennent que l’article L. 1224-2, anciennement L. 122-12-1, du code du travail n’emporte pas substitution mais adjonction de débiteurs en vue d’offrir une garantie supplémentaire aux salariés transférés et qu’il en résulte que, pour les dettes antérieures au transfert, le salarié peut agir indifféremment contre le nouvel employeur ou contre l’ancien, les deux employeurs étant tenus in solidum des conséquences des manquements du cédant aux obligations résultant du contrat de travail.

10. Les arrêts ajoutent que le salarié peut ne mettre en cause que le nouvel employeur, même si la créance invoquée est la conséquence d’un manquement du cédant aux obligations résultant du contrat de travail, mais que le nouvel employeur peut se faire rembourser par ce dernier la fraction des sommes correspondant à la période antérieure au transfert représentant le temps pendant lequel le salarié était au service de l’ancien employeur.

11. Les arrêts relèvent enfin que l’amiante a été utilisée sous différentes formes dans l’entreprise de [Localité 15] de 1977 à 1991, que la substitution de l’amiante a été entamée en 1996 au niveau des briques de coffrage de moule, et qu’aucun élément ne permet de justifier de l’utilisation de l’amiante dans l’entreprise après 1991.

12. Les arrêts en déduisent que la part de responsabilité de la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] doit être limitée à 10 % au vu de la durée d’utilisation de l’amiante dans l’usine de [Localité 15] à laquelle le salarié était affecté, le surplus étant mis à la charge de la société Fives.

13. En statuant ainsi, alors qu’elle avait constaté que, jusqu’au 1er septembre 1988, les salariés n’étaient pas en mesure d’être suffisamment informés sur les risques auxquels ils avaient été exposés dans leur vie professionnelle pour en avoir une conscience libre et éclairée, et que les contrats de travail avaient été transférés à la société Fonderie et aciérie de [Localité 15] à cette date, de sorte que le préjudice d’anxiété des salariés était né après ce transfert, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les textes susvisés.
(…)

PAR CES MOTIFS (…) : CASSE ET ANNULE (…)