Le Droit de la preuve dans le contentieux social se délie en « droit à la preuve » depuis quelques années, dans l’évolution sur ce point de la jurisprudence de la Cour de cassation. Ce nouvel arrêt de la Chambre sociale, reproduit ci-dessous principalement, est une nouvelle brique dans cette construction, qui permet de projeter la solution retenue vers d’autres moyens d’investigation à la portée de l’employeur.

En l’espèce des soupçons apparaissant à l’encontre d’une salariée à l’issue d’une enquête relative à des vols dans l’entreprise, il est décidé une surveillance ciblée sur l’intéressée par des moyens d’enregistrement video. Evidemment la forfaiture est ainsi objectivement établie, et le licenciement décidé sur la base de cette preuve.

Pour contester la légitimité de la rupture, la salariée avance devant le Juge prud’homal un moyen tiré de l’illicéité de la preuve de sa faute disciplinaire, conduisant à son irrecevabilité, puisque la videosurveillance avait été mise en oeuvre à son insu (…). La Cour de cassation va donc confirmer la décision des Juges du fond validant la rupture, selon la formule désormais bien connue :  » Il résulte de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’article 9 du code de procédure civile que, dans un procès civil, l’illicéité dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. »

L’intérêt de cet arrêt tient au fait que la surveillance du salarié a ici été d’une part délibérément décidée à son insu, et d’autre part ciblée précisément à son encontre. Ainsi l’on peut imaginer une solution indentique pour la filature d’un salarié dont on souçonne la faute disciplinaire, dès lors que des investigations préalables auront été menées et la suggèreront.

COUR DE CASSATION, Chambre sociale, 14 février 2024 (pourvoi n° 22-23.73, publié au Bulletin)


Mme [F] [M], domiciliée [Adresse 2], a formé le pourvoi n° J 22-23.073 contre l’arrêt rendu le 13 septembre 2022 par la
cour d’appel de Saint-Denis de La Réunion (chambre sociale), dans le litige l’opposant à la société Pharmacie mahoraise,
société d’exercice libéral par actions simplifiée, dont le siège est [Adresse 1], défenderesse à la cassation.

Faits et procédure

  1. Selon l’arrêt attaqué (Saint-Denis de La Réunion, chambre d’appel de Mamoudzou, 13 septembre 2022) rendu sur
    renvoi après cassation (Soc., 10 novembre 2021, pourvoi n° 20-12.263, publié), Mme [M] a été engagée par la société
    Pharmacie mahoraise (la société), le 7 janvier 2003, en qualité de caissière.
  2. Licenciée pour faute grave, par lettre du 19 juillet 2016, elle a saisi la juridiction prud’homale pour contester cette
    rupture et obtenir paiement de diverses sommes à titre d’indemnités de rupture et de dommages-intérêts pour
    licenciement sans cause réelle et sérieuse.
    Examen des moyens
    Sur le moyen du pourvoi principal, pris en ses première, septième et huitième branches
    (…)
  3. La salariée fait grief à l’arrêt de constater que son licenciement a été valablement prononcé pour faute grave et de la
    débouter de l’ensemble de ses demandes, alors :
    « 2°/ que l’employeur doit informer les salariés et consulter les représentants du personnel de tout dispositif de contrôle de l’activité des salariés, quand bien même à l’origine, ce dispositif n’aurait pas été exclusivement destiné à opérer un tel contrôle ; qu’à défaut, les preuves obtenues par le biais de ce dispositif sont illicites ; qu’en jugeant que l’employeur pouvait s’affranchir de l’information/consultation des représentants du personnel et d’une information individuelle et détaillée des salariés, lorsqu’il résultait de ses propres constatations que le système de vidéosurveillance destiné à la protection et la sécurité des biens et des personnes dans les locaux de l’entreprise, permettait également de contrôler et de surveiller l’activité des salariés et avait été effectivement utilisé par l’employeur afin de recueillir et d’exploiter des informations concernant personnellement Madame [M], la cour d’appel a violé l’article 32 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 modifiée par l’ordonnance n° 2011-1012 du 24 août 2011, dans sa version antérieure à l’entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données, l’article L. 442-6 du code du travail, alors applicable à Mayotte, dans sa version en vigueur du 1er janvier 2006 au 1er janvier 2018 et les articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde de droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
    3°/ que l’employeur ne peut mettre en œuvre un dispositif de contrôle qui n’a pas été porté préalablement à la
    connaissance des salariés ; qu’à ce titre, l’article 32 de la loi du 6 janvier 1978 modifiée par l’ordonnance n° 2011-1012 du 24 août 2011, dans sa version antérieure à l’entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données, précise que les employés concernés doivent être informés, préalablement à la mise en œuvre du traitement, de l’identité
    du responsable de traitement ou de son représentant, de la finalité poursuivie par le traitement, des destinataires ou
    catégorie de destinataires de données, de l’existence d’un droit d’accès aux données les concernant, d’un droit de
    rectification et d’un droit d’opposition pour motif légitime, ainsi que des modalités d’exercice de ces droits ; qu’en
    l’espèce, la note de service du 27 novembre 2015, signée par les salariés, se bornait à indiquer « par cette note de service
    je tiens à vous rappeler comme je l’avais fait précédemment lors d’une réunion que nous avons un système de
    vidéosurveillance dans le but est notre sécurité et la prévention des atteintes aux biens et aux personnes.
    L’emplacement des cinq caméras doit être connu de tous les salariés à savoir : 3 caméras au rez-de-chaussée (espace
    parapharmacie, espace bébé et espace ordonnance) ; 2 caméras à l’étage (bureau et réserve) » sans aucune autre
    précision, notamment sur l’identité du responsable de traitement ou de son représentant, la finalité du contrôle
    poursuivie par ce traitement, les destinataires ou catégories de destinataires des données, l’existence d’un droit d’accès
    aux données, d’un droit de rectification et d’un droit d’opposition pour motif légitime ainsi que sur les modalités
    d’exercice de chacun de ces droits ; qu’en jugeant, par motifs propres, que l’information des salariés étaient suffisantes,
    et, par motifs adoptés, que cette information n’était soumise à aucune condition de forme, la cour d’appel a violé l’article32 de la loi du 6 janvier 1978 modifiée par l’ordonnance n° 2011-1012 du 24 août 2011, dans sa version antérieure à l’entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données ;
    4°/ que l’installation d’un système de vidéosurveillance dans les lieux et établissements ouverts au public est
    subordonnée à une autorisation du préfet ou, à [Localité 3], du préfet de police, après avis d’une commission
    départementale présidée par un magistrat du siège ou un magistrat honoraire ; qu’à défaut, les preuves obtenues par le
    biais de ce dispositif sont illicites ; qu’en l’espèce, la cour d’appel s’est bornée à constater que les déclarations faites par
    la société Pharmacie mahoraise à la préfecture étaient suffisantes ; qu’en statuant ainsi, sans caractériser que
    l’employeur justifiait avoir effectivement obtenu l’autorisation préfectorale requise, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article L. 252-1, dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance n° 2018-1125 du 12 décembre
    2018, du code de la sécurité intérieure ;
    5°/ qu’en présence d’une preuve illicite, le juge doit d’abord s’interroger sur la légitimité du contrôle opéré par
    l’employeur et vérifier s’il existait des raisons concrètes justifiant le recours à la surveillance et l’ampleur de celle-ci ; qu’il
    doit ensuite rechercher si l’employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d’autres moyens plus
    respectueux de la vie personnelle du salarié ; que le juge doit enfin apprécier le caractère proportionné de l’atteinte ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi ; qu’en affirmant que la production des bandes vidéos était
    indispensable à l’exercice du droit de la preuve, lorsqu’il ressortait de ses propres constatations que la matérialité des
    faits reprochés à la salariée pouvait être rapportée par d’autres moyens, la cour d’appel a violé les articles 6 et 8 de la
    Convention de sauvegarde de droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
    6°/ qu’en présence d’une preuve illicite, le juge doit d’abord s’interroger sur la légitimité du contrôle opéré par
    l’employeur et vérifier s’il existait des raisons concrètes qui justifiant le recours à la surveillance et l’ampleur de celle-ci ;
    qu’il doit ensuite rechercher si l’employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d’autres moyens
    plus respectueux de la vie personnelle du salarié ; que le juge doit enfin apprécier le caractère proportionné de l’atteinte
    ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi ; qu’en l’espèce, la salariée faisait valoir que bien qu’il ait
    constaté des écarts de stocks importants après la réalisation d’un premier inventaire en date du 2 juin 2016 et d’un
    second en date du 3 juin 2016 sur deux produits (des lingettes et des biberons Thermobaby), l’employeur, qui disposait
    de la faculté de visionner les images de vidéosurveillance correspondant à ces deux journées, avait préféré placer les
    salariés sous une surveillance constante du 10 au 27 juin afin de relever d’éventuels nouveaux manquements ; qu’en se
    bornant à retenir que la production des bandes vidéos était indispensable à l’exercice du droit à la preuve et
    proportionnée au but poursuivi, aux seuls prétextes que le visionnage des enregistrements avait été limité dans le
    temps, dans un contexte de disparition de stocks, après des premières recherches restées infructueuses et avait été
    réalisée par la seule dirigeante de l’entreprise, sans rechercher si en maintenant la salariée sous une surveillance
    permanente pendant près de vingt jours, plutôt que de consulter les images de vidéosurveillance au titre des seules
    deux journées correspondant aux écarts de stocks initialement constatés, le procédé utilisé par l’employeur n’avait pas
    porté une atteinte disproportionnée à la vie personnelle de la salariée, la cour d’appel a privé sa décision de base légale
    au regard des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde de droits de l’homme et des libertés fondamentales. »

    Réponse de la Cour
  4. Il résulte de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de
    l’article 9 du code de procédure civile que, dans un procès civil, l’illicéité dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.
  5. En présence d’une preuve illicite, le juge doit d’abord s’interroger sur la légitimité du contrôle opéré par l’employeur et
    vérifier s’il existait des raisons concrètes qui justifiaient le recours à la surveillance et l’ampleur de celle-ci. Il doit ensuite
    rechercher si l’employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d’autres moyens plus respectueux
    de la vie personnelle du salarié. Enfin le juge doit apprécier le caractère proportionné de l’atteinte ainsi portée à la vie
    personnelle au regard du but poursuivi.
  6. La cour d’appel a d’abord relevé qu’il était démontré qu’après avoir constaté des anomalies dans les stocks, la société
    avait envisagé l’hypothèse de vols par des clients d’où le visionnage des enregistrements issus de la vidéo protection, ce
    qui avait permis d’écarter cette piste.
  7. Elle a ensuite constaté, par motifs propres, que les inventaires confirmant des écarts injustifiés, la responsable de la
    société avait décidé de suivre les produits lors de leur passage en caisse et de croiser les séquences vidéo sur lesquelles
    apparaissaient les ventes de la journée avec les relevés des journaux informatiques de vente, ce contrôle ayant été
    réalisé du 10 juin au 27 juin 2016 et, par motifs adoptés, qu’un recoupement des opérations enregistrées à la caisse de la salariée (vidéo/journal informatique) avait ainsi révélé au total dix-neuf anomalies graves en moins de deux semaines.
  8. Elle a enfin retenu que le visionnage des enregistrements avait été limité dans le temps, dans un contexte de
    disparition de stocks, après des premières recherches restées infructueuses et avait été réalisé par la seule dirigeante de l’entreprise.
  9. De ces seules constatations et énonciations, dont il résulte qu’elle a mis en balance de manière circonstanciée le droit
    de la salariée au respect de sa vie privée et le droit de son employeur au bon fonctionnement de l’entreprise, en tenant
    compte du but légitime qui était poursuivi par l’entreprise, à savoir le droit de veiller à la protection de ses biens, la cour
    d’appel a pu déduire que la production des données personnelles issues du système de vidéosurveillance était
    indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur et proportionnée au but poursuivi, de sorte que les pièces
    litigieuses étaient recevables.
  10. (…)
    PAR CES MOTIFS (…) : REJETTE (…)