La réparation judiciaire des préjudices subis par le salarié du fait d’un licenciement abusif, se révèle complexe. L’on sait en effet que les articles L.1235-2 et suivants du Code du travail distinguent en principe l’indemnisation de l’irrégularité de la procédure suivie par l’employeur, et celle de l’illégitimité du motif à l’appui de sa décision : ainsi des dommages-intérêts équivalents au maximum à 1 mois de salaire, ou bien oscillant entre 0,5 et 20 mois de salaires, seront attribués par le Juge, sans pouvoir cumuler ces deux indemnités.

Toutefois la jurisprudence autorise le salarié à justifier d’un préjudice distinct de la seule perte illégitime d’emploi, pour obtenir une indemnisation complémentaire. Ainsi dans l’hypothèse où, que le licenciement soit régulier ou pas, légitime ou pas, les circonstances de la rupture sont particulièrement brusques, vexatoires, ou infamantes etc., le Juge pourra librement apprécier la nature et l’ampleur du préjudice dont le salarié supporte seul la charge de la preuve.

Le législateur quant à lui, encadre différemment le pouvoir judiciaire lorsque la rupture est nulle, notamment en cas de harcèlements ou discrimination illicite, ou de violation par l’employeur d’une liberté fondamentale etc. Les dommages-intérêts sont alors seuillés à hauteur de 6 mois de salaire brut, et le salarié invité à démontrer l’ampleur réelle du préjudice subi, s’il ne demande pas sa réintégration.

L’on connaît d’autres indemnisations, cumulables ou pas, qui viennent réparer les divers préjudices ainsi excipés par le demandeur : ainsi en est-il notamment de l’indemnité réparant la violation par l’employeur du statut protecteur des salariés protégés, sur le fondement des articles L.2411-1 et suivants du Code du travail. Mais l’indemnisation des abus commis par l’employeur dans le cadre de la procédure (délicate…) de licenciement pour motif économique, alimente encore cette complexité.

Ce licenciement reste en effet principalement soumis aux mêmes règles contentieuses, et tant l’irrégularité de la procédure que l’absence de motif réel et sérieux, qu’enfin un préjudice distinct relatif aux circonstances de la rupture, peuvent être indemnisés. Mais la Loi ajoute d’autres postes de préjudice, qui peuvent ou pas être cumulés aux demandes indemnitaires susvisées.

Ainsi la violation de la priorité de réembauchage, ou l’absence d’information de l’Administration du travail quand elle est requise, permet le versement de dommages-intérêts supplémentaires, en fonction de la réalité du préjudice subi. Par ailleurs le non-respect par l’employeur des critères ou de l’ordre des licenciements, ou encore l’annulation de l’homologation ou la validation du Plan de Sauvegarde de l’Emploi sur le fondement duquel les licenciements ont été prononcés, autorisent le salarié à réclamer une indemnisation minimale équivalente à 6 mois de salaires bruts, et ce même si la rupture repose sur un motif économique légitime.

C’est ce que vient de rappeler l’arrêt de la Cour de cassation ici reproduit par extraits, en notant surtout que cette indemnisation ne peut pas quant à elle se cumuler avec les dommages-intérêts pour licenciement irrégulier ou sans cause réelle et sérieuse. La Chambre sociale souligne en outre que le Juge ne peut dans ce cas fixer forfaitairement le montant des dommages-intérêts, au-delà du minimum légal, et doit apprécier le préjudice lié à la perte illégitime de l’emploi, dans ce cas de figure, concrètement en fonction des éléments fournis par le salarié.

COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, 16 février 2022 (pourvois n° 20-14.969 et suivants, publié au Bulletin)

Faits et procédure

2. Selon les arrêts attaqués (Lyon, 5 février 2020), par jugement du 26 novembre 2013, le tribunal de commerce a ouvert à l’encontre de la société Mory Ducros une procédure de redressement judiciaire, et désigné MM. [XZ] et [EW] en qualité d’administrateurs judiciaires et M. [HH] en qualité de mandataire liquidateur. Par jugement du 6 février 2014, ce tribunal a prononcé la liquidation judiciaire de la société Mory Ducros, avec poursuite de son activité pendant trois mois, et arrêté le plan de cession de cette société au profit de la société Arcole industries, la société Mory Global créée à cet effet procédant à la reprise des contrats de travail de deux mille vingt-neuf salariés et à la création de quarante-huit postes.

3. Le 3 mars 2014, le directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi a homologué le document unilatéral élaboré par les administrateurs judiciaires et fixant le contenu du plan de sauvegarde de l’emploi de la société Mory Ducros.

4. Les licenciements ont été notifiés aux salariés à compter du 13 mars 2014 et jusqu’au 15 janvier 2015. M. [P] et d’autres salariés ont saisi la juridiction prud’homale.

5. Par jugement du 7 juillet 2014, le tribunal administratif a annulé la décision d’homologation de la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (la Direccte). Ce jugement a été confirmé par arrêt du 22 octobre 2014 de la cour administrative d’appel, au motif que le périmètre d’application des critères d’ordre des licenciements devait être apprécié au niveau de l’entreprise et non de chaque agence. Cet arrêt est devenu définitif par suite de l’arrêt du Conseil d’État du 7 décembre 2015 ayant rejeté le pourvoi formé à son encontre.

(…)

8. Les salariés font grief aux arrêts de rejeter leurs demandes en fixation au passif de la liquidation judiciaire de la société Mory Ducros d’une créance de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, sur le fondement des articles L. 1233-4 et L. 1235-3 du code du travail, alors « que l’indemnité prévue par l’article L. 1233-58, II, alinéa 5, du code du travail -qui indemnise l’irrégularité du licenciement, donc le préjudice né de l’annulation de la décision ayant procédé à la validation ou à l’homologation du plan de sauvegarde de l’emploi- ne répare pas le préjudice subi par le salarié en raison de la perte injustifiée de l’emploi, qui est, quant à lui, réparé par l’indemnité prévue par l’article L. 1235-3 du code du travail ; qu’il s’ensuit qu’en l’absence de disposition contraire, ces deux indemnités, qui réparent deux chefs de préjudices distincts et chacun intrinsèquement indemnisable, sont cumulables ; qu’après avoir rappelé que : ‘‘la décision d’homologation du document unilatéral prise par la Direccte ayant été annulée par arrêt de la cour administrative d’appel devenu irrévocable, le licenciement des salariés est irrégulier et donc sans cause réelle et sérieuse » et que ‘‘les salariés invoquent par ailleurs les dispositions de l’article L. 1233-4 du code du travail dans sa rédaction applicable au litige et soutiennent que l’employeur n’a pas respecté son obligation de recherche de reclassement », la cour d’appel a estimé que ‘‘leur préjudice résultant du licenciement étant déjà réparé par l’indemnité allouée en application de l’article L. 1233-58, II, du code du travail, les salariés ne peuvent cependant être indemnisés une seconde fois, de sorte qu’ils doivent être déboutés de leur demande en paiement de dommages et intérêts supplémentaires » ; qu’en statuant ainsi, cependant que le préjudice subi par les salariés en raison de la perte injustifiée de leur emploi n’était pas réparé par l’indemnité prévue par l’article L. 1233-58, II, alinéa 5, du code du travail et que cette allocation était -en l’absence de disposition contraire- cumulable avec l’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse prévue par l’article L. 1235-3 du code du travail, la cour d’appel a violé ce texte et l’article L. 1233-58, II, alinéa 5, du code du travail, en leur rédaction applicable au litige. »

9. Les salariés font encore grief aux arrêts de rejeter leur demande subsidiaire fondée sur la non-application des critères d’ordre, alors :

« 1°/ que l’indemnité prévue par l’article L. 1233-58, II, alinéa 5, du code du travail -qui indemnise l’irrégularité du licenciement, donc le préjudice né de l’annulation de la décision ayant procédé à la validation ou à l’homologation du plan de sauvegarde de l’emploi- ne répare pas le préjudice subi par le salarié en raison de la perte injustifiée de l’emploi, qui est, lui, indemnisé par l’allocation de dommages et intérêts sur le fondement de l’article L. 1233-5 du code du travail à raison de la méconnaissance des critères d’ordre des licenciements ; qu’il s’ensuit qu’en l’absence de disposition contraire, ces deux indemnités, qui réparent deux chefs de préjudices distincts et indemnisables, sont cumulables ; qu’en jugeant dès lors que ‘‘le licenciement est déclaré irrégulier et donc sans cause réelle et sérieuse en raison de l’annulation de la décision d’homologation, si bien que le préjudice lié à la perte de l’emploi a déjà été indemnisé de ce chef et que les salariés ne peuvent prétendre à des dommages-intérêts supplémentaires, au motif du non-respect du périmètre d’application des critères d’ordre », cependant que le préjudice subi par les salariés en raison de la perte injustifiée de leur emploi n’était pas réparé par l’indemnité prévue par l’article L. 1233-58, II, alinéa 5, du code du travail et que cette allocation était -en l’absence de disposition contraire- cumulable avec des dommages-intérêts pour non-respect des critères d’ordre des licenciements sur le fondement de l’article L. 1233-5 du code du travail, la cour d’appel a violé ces deux textes, en leur rédaction applicable au litige.

2°/ que c’est seulement lorsque le juge a alloué au salarié licencié sans cause réelle et sérieuse une indemnité à ce titre qu’il lui est fait interdiction d’octroyer à celui-ci des dommages-intérêts pour inobservation de l’ordre des licenciements ; qu’en statuant comme elle l’a fait, cependant qu’elle rejetait les demandes des salariés exposants en fixation d’une créance de dommages-intérêts sur la liquidation judiciaire de la société Mory Ducros au motif d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, sur le fondement des articles L. 1233-4 et L. 1235-3 du code du travail, ce dont il résultait que le préjudice subi par les salariés à raison de la perte injustifiée de leur emploi n’avait pas fait l’objet d’une indemnisation, la cour d’appel a violé ce dernier texte et l’article L. 1233-5 du même code, en leur rédaction applicable au litige. »

Réponse de la Cour

10. En premier lieu, selon l’alinéa 5 de l’article L. 1233-58, II, du code du travail, dans sa rédaction applicable au litige, en vigueur du 1er juillet 2013 au 1er juillet 2014, en cas de licenciements intervenus en l’absence de toute décision relative à la validation ou à l’homologation ou en cas d’annulation d’une décision ayant procédé à la validation de l’accord collectif ou à l’homologation du document unilatéral fixant le contenu du plan de sauvegarde de l’emploi, le juge octroie au salarié une indemnité à la charge de l’employeur qui ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois.

11. Cette indemnité est due quel que soit le motif d’annulation de la décision administrative ayant procédé à la validation de l’accord collectif ou à l’homologation du document unilatéral fixant le contenu du plan de sauvegarde de l’emploi établi dans une entreprise en redressement ou en liquidation judiciaire, laquelle ne prive pas les licenciements économiques intervenus à la suite de cette décision de cause réelle et sérieuse.

12. Cette indemnité, qui répare le préjudice résultant pour les salariés du caractère illicite de leur licenciement, ne se cumule pas avec l’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, qui répare le même préjudice lié à la perte injustifiée de l’emploi.

13. En second lieu, l’inobservation des règles de l’ordre des licenciements, qui n’a pas pour effet de priver le licenciement de cause réelle et sérieuse, constitue une illégalité qui entraîne pour le salarié un préjudice, pouvant aller jusqu’à la perte de son emploi, sans cumul possible avec l’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ou avec l’indemnité prévue par l’article L. 1233-58, II, alinéa 5, du code du travail.

14. La cour d’appel, qui a constaté que la décision d’homologation du document unilatéral prise par la Direccte avait été annulée par arrêt de la cour administrative d’appel devenu irrévocable, a retenu à bon droit que le préjudice résultant pour les salariés du caractère illicite de leur licenciement était déjà réparé par l’indemnité allouée en application de l’article L. 1233-58, II, et qu’ils ne pouvaient dès lors être indemnisés une seconde fois, de sorte qu’ils devaient être déboutés de leurs demandes en paiement d’une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et de dommages-intérêts supplémentaires pour non-respect du périmètre d’application des critères d’ordre.

15. Le moyen n’est donc pas fondé.

Mais sur le deuxième moyen, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

16. Les salariés font grief aux arrêts de limiter leur créance au passif de la liquidation judiciaire de la société Mory Ducros au titre de l’annulation de l’homologation administrative du plan de sauvegarde de l’emploi aux sommes énoncées au dispositif du jugement entrepris, et de les débouter du surplus de leurs demandes, alors « qu’en cas de licenciements intervenus en l’absence de toute décision relative à la validation ou à l’homologation ou en cas d’annulation d’une décision ayant procédé à la validation ou à l’homologation, le juge octroie au salarié une indemnité à la charge de l’employeur qui ne peut être inférieure aux salaires des six derniers mois ; que, si l’article L. 1233-58, II, du code du travail fixe ainsi un seuil minimal d’indemnisation, les juges du fond n’en doivent pas moins réparer l’entier préjudice subi par le salarié résultant de l’annulation de l’homologation administrative du plan de sauvegarde de l’emploi, en tenant compte de la situation personnelle du salarié (âge, ancienneté, situation de famille?) ; qu’en allouant dès lors à tous les salariés exposants une indemnité forfaitaire correspondant aux salaires des six derniers mois, la cour d’appel -qui n’a pas apprécié l’étendue du préjudice subi par chacun des salariés à l’aune de leur situation personnelle et professionnelle particulière, ainsi qu’en considération de leur ancienneté et de leur capacité à retrouver un emploi- a procédé à une évaluation forfaitaire des préjudices, en violation du texte susvisé en sa rédaction applicable litige, ensemble le principe de la réparation intégrale du préjudice. »

Réponse de la Cour

Vu l’article L. 1233-58, II, du code du travail, dans sa rédaction applicable au litige, en vigueur du 1er juillet 2013 au 1er juillet 2014 :

17. Il résulte de ce texte que la perte injustifiée de son emploi par le salarié licencié en l’absence de toute décision relative à la validation ou à l’homologation, ou en cas d’annulation d’une décision ayant procédé à la validation de l’accord collectif ou à l’homologation du document unilatéral fixant le contenu du plan de sauvegarde de l’emploi, lui cause un préjudice dont il appartient au juge d’apprécier l’étendue.

18. Pour limiter aux sommes énoncées dans le dispositif des jugements la créance des salariés au passif de la liquidation judiciaire de la société Mory Ducros, la cour d’appel a retenu que le conseil de prud’hommes a fait une exacte appréciation du montant de l’indemnité allouée pour chacun des salariés en application dudit article L. 1233-58, II, du code du travail, en la fixant au salaire des six derniers mois.

19. En statuant ainsi, sans apprécier l’étendue du préjudice subi par chacun des salariés au vu de leur situation personnelle et professionnelle particulière respective, la cour d’appel, qui a procédé à une évaluation forfaitaire des préjudices, a violé le texte susvisé.

Portée et conséquences de la cassation

20. La cassation du chef de dispositif confirmant les jugements en ce qu’ils fixent à six mois de salaire la créance des salariés au passif de la liquidation judiciaire de la société Mory Ducros à titre de dommages-intérêts en application de l’article L. 1233-58, II, du code du travail n’emporte pas cassation du chef de dispositif confirmant les jugements en ce qu’ils disent le licenciement des salariés pour motif économique dépourvu de cause réelle et sérieuse en raison du manquement de l’employeur à son obligation de reclassement.

PAR CES MOTIFS (…) : CASSE ET ANNULE (…)