La Cour de cassation précise sa jurisprudence relative au principe d’égalité de traitement. Reposant sur les textes relatifs à l’égalité professionnelle entre hommes et femmes, ou à l’égalité de rémunération, ce principe prétorien bénéficie d’un régime probatoire original, conformément aux exigences de l’Union européenne : le salarié s’estimant victime d’une rupture d’égalité rapporte un ensemble de faits concordants l’établissant, et l’employeur doit alors objectivement démontrer l’absence de toute inégalité.

L’employeur peut aussi justifier d’un motif légitime à la source de cette rupture d’égalité. Après plusieurs hésitations, la Chambre sociale a posé sur ce point une présomption : si la différence de traitement résulte de l’application d’une convention ou d’un accord collectifs, elle est présumée légitime.

L’arrêt du 03 avril 2019 ici éclairé vient préciser ce mécanisme. Ainsi la présomption en la matière est-elle simple, et non irréfragable.

C’est la raison pour laquelle le salarié victime d’une inégalité est admis à faire activement la preuve du caractère illégitime de la différence de traitement générée par le statut conventionnel. En l’espèce la date de présence sur un site de l’entreprise, ne suffit pas selon le Juge à justifier l’avantage consenti à certains salariés seulement.

 

Cour de cassation,Chambre sociale, 3 avril 2019 (pourvoi n°17-11.970, publié au Bulletin)
(...)

1. Selon l’arrêt attaqué (Caen, 27 janvier 2017), Mme X..., engagée le 3 mars 1997 par la caisse régionale du Crédit agricole mutuel (CRCAM) de la Manche aux droits de laquelle vient la CRCAM de Normandie, a été affectée à compter du 27 août 2012, au poste de coordinateur gestion achats au sein du service expert du site de Saint-Lô. Ce service ainsi que celui du site d’Alençon ont été regroupés sur le site de Caen au cours des mois d’août et de septembre 2014.

2. Se plaignant de subir une différence de traitement injustifiée par rapport à ses collègues bénéficiaires, pour avoir été affectés sur le site de Saint-Lô à la date du 1er juin 2011, des mesures d’accompagnement des mobilités géographiques et fonctionnelles prévues par l’accord d’entreprise n° 79 , du 5 juillet 2013, relatif aux mesures d’accompagnement des mobilités géographiques et fonctionnelles dans le cadre du regroupement des services experts basés à Saint-Lô et Alençon sur le site de Caen de la caisse régionale de Crédit agricole mutuel de Normandie, la salariée a saisi le conseil de prud’hommes de Coutances afin d’obtenir le bénéfice de ces mesures.

3. Par jugement du 12 novembre 2015, cette juridiction a rejeté les demandes de la salariée aux motifs, d’une part, que, n’étant pas présente sur le site de Saint-Lô le 1er juin 2011, celle-ci ne relevait pas dudit accord et, d’autre part, que les différences de traitement considérées résultaient d’un accord d’entreprise majoritaire.

4. Par arrêt du 27 janvier 2017, ce jugement a été infirmé par la cour d’appel de Caen qui a jugé que le même accord est applicable à la salariée à compter du 15 septembre 2014, celle-ci étant bénéficiaire des stipulations de l’article I-B de cet accord sur le temps de travail partiel compensé, soit de quarante-huit jours de congés pour la période arrêtée au 24 novembre 2016 et d’une journée de congés toutes les deux semaines de travail à compter de cette date.

5. Pour ce faire, la cour d’appel a, d’abord, apprécié l’existence d’une différence de situation au regard du critère de l’objet de l’avantage en cause en retenant que les salariés du site de Saint-Lô sont placés dans une situation exactement identique au regard des avantages institués par l’accord dont l’objet est de prendre en compte les impacts professionnels, économiques et familiaux de la mobilité géographique impliquée par le transfert des services à Caen et d’accompagner les salariés pour préserver leurs conditions d’emploi et de vie familiale.

6. Elle a, ensuite, s’agissant d’une différence de traitement fondée sur la date de présence sur le site et non sur l’appartenance à une catégorie professionnelle ou sur une différence de fonctions au sein d’une telle catégorie, écarté l’existence d’une présomption de justification de la différence de traitement considérée.

7. Elle a, enfin, relevé qu’aucune raison objective n’était alléguée par l’employeur.

8. Elle a retenu, par ailleurs, que, en toute hypothèse, la différence de traitement fondée sur la date de présence sur le site est étrangère à toute considération professionnelle.

Examen du moyen


9. La CRCAM de Normandie fait grief à l’arrêt de dire que l’accord n° 79 est applicable à la salariée à compter du 15 septembre 2014 et que celle-ci est bénéficiaire des stipulations de l’article I-B sur le temps partiel compensé, soit de quarante-huit jours de congés pour la période arrêtée au 24 novembre 2016 et d’une journée de congé toutes les deux semaines de travail à compter de cette date, alors :

1°/ que les accords collectifs étant négociés et signés par les organisations syndicales représentatives, investies de la défense des droits et intérêts des salariés et à l’habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, il appartient à celui qui soutient que les différences de traitement qu’ils prévoient portent atteinte au principe d’égalité de traitement de démontrer qu’elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle ; qu’en refusant d’appliquer cette présomption de justification à l’accord collectif réservant des compensations de transfert de lieu de travail aux salariés présents dans l’entreprise à la date du 1er juin 2011, ce qui ne laissait aucune marge d’appréciation à l’employeur, aux motifs inopérants, d’une part que ces salariés ne constituaient pas une catégorie professionnelle ni qu’ils avaient des fonctions distinctes au sein d’une même catégorie professionnelle, et d’autre part que l’employeur n’alléguait aucune raison objective justifiant ce choix et ne démontrait pas que la différence de traitement constatée était étrangère à toute considération professionnelle, la cour d’appel a violé le huitième alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, le principe d’égalité de traitement et l’article liminaire, « Champ d’application », de l’accord n° 79 convenu le 5 juillet 2013 au sein de la caisse régionale de Crédit agricole mutuel de Normandie ;

2°/ que le juge ne doit pas dénaturer les conclusions des parties ; qu’en jugeant que l’employeur n’alléguait aucune raison objective justifiant le critère arrêté par l’accord et ne démontrait pas que la différence de traitement constatée était étrangère à toute considération professionnelle, cependant qu’il rappelait que la date retenue par les partenaires sociaux s’expliquait par la coïncidence avec la dénonciation d’un engagement unilatéral de l’employeur, qu’une commission d’examen des demandes individuelles avait validé l’application de l’accord à la salariée et que réserver un avantage conventionnel en fonction de la date de présence dans l’entreprise constituait une différence objective de situations fréquemment retenue dans les accords collectifs, la cour d’appel a violé le principe susvisé ;

3°/ que le critère de la date de présence dans l’entreprise n’est pas étranger à toute considération de nature professionnelle ; qu’en jugeant le contraire, la cour d’appel a violé le principe d’égalité de traitement et l’article liminaire, « Champ d’application », de l’accord n° 79 convenu le 5 juillet 2013 au sein de la caisse régionale de Crédit agricole mutuel de Normandie ;

Motifs de l’arrêt


10. La première branche du moyen est fondée sur l’existence d’une présomption de justification des différences de traitement opérées par voie d’accord collectif que la Cour est invitée à reconnaître de manière générale, quelles que soient les différences de traitement considérées.


11. À cet égard, il résulte d’une jurisprudence établie que les accords collectifs sont soumis au principe d’égalité de traitement en sorte que la Cour a jugé que les différences de traitement que ceux-ci instaurent entre les salariés placés dans une situation identique au regard de l’avantage considéré doivent reposer sur des raisons objectives dont le juge doit contrôler la réalité et la pertinence (Soc., 1 juillet 2009, pourvoi n° 07-42.675, Bull. 2009, V, n° 168).

12. Cependant, dans la mesure où elles sont opérées par voie de conventions ou d’accords collectifs, négociés et signés par des organisations syndicales représentatives, investies de la défense des droits et intérêts des salariés et à l’habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, la Cour a été conduite à reconnaître que les différences de traitement entre catégories professionnelles sont présumées justifiées de sorte qu’il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu’elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle (Soc., 27 janvier 2015, pourvoi n° 13-14.773, 13-14.908, Bull. 2015, V, n° 8, Soc., 27 janvier 2015, pourvoi n° 13-22.179, Bull. 2015, V, n° 9 et Soc., 27 janvier 2015, pourvoi n° 13-25.437, Bull. 2015, V, n° 10). 13. En vertu de la même considération, la Cour a établi des présomptions identiques de justification des différences de traitement entre des salariés exerçant, au sein d’une même catégorie professionnelle, des fonctions distinctes, opérées par voie de convention ou d’accord collectif (Soc., 8 juin 2016, pourvoi n° 15-11.324, Bull. 2016, V, n° 130), entre des salariés appartenant à la même entreprise mais à des établissements distincts, opérées par voie d’accord d’entreprise (Soc., 4 octobre 2017, pourvoi n° 16-17.517, Bull. 2017, V, n° 170), ainsi que, de manière spécifique, entre des salariés appartenant à la même entreprise de nettoyage mais affectés à des sites ou établissements distincts, opérées par voie d’accord collectif (Soc., 30 mai 2018, pourvoi n° 17-12.925, en cours de publication).

14. La Cour a jugé également que les différences de traitement entre des salariés appartenant à la même entreprise mais à des établissements distincts, opérées par voie d’accords d’établissement négociés et signés par les organisations syndicales représentatives au sein de ces établissements sont présumées justifiées de sorte qu’il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu’elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle (Soc., 3 novembre 2016, pourvoi n° 15-18.444, Bull. 2016, V, n° 206).

15. En revanche, la Cour a refusé de reconnaître une présomption de justification au regard du principe d’égalité de traitement au bénéfice d’un accord collectif établissant une différence de traitement en fonction du degré de participation à un mouvement de grève (Soc., 13 décembre 2017, pourvoi n° 16-12.397, en cours de publication).

16. Par ailleurs, le principe d’égalité de traitement constitue également un principe général du droit de l’Union, désormais consacré aux articles 20 et 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui exige que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale, à moins qu’un tel traitement ne soit objectivement justifié. Une différence de traitement est justifiée dès lors qu’elle est fondée sur un critère objectif et raisonnable, c’est-à-dire lorsqu’elle est en rapport avec un but légalement admissible poursuivi par la réglementation en cause, et que cette différence est proportionnée au but poursuivi par le traitement concerné (CJUE, arrêt du 9 mars 2017, Milkova, C-406/15, point 55). 17. Ainsi que l’énonce la Cour de justice de l’Union européenne, dans son arrêt du 12 octobre 2004, Wippel (C-313/02, points 54 à 56), tant pour l’interdiction des discriminations fondées sur le sexe, prévue aux articles 2, § 1, et 5, § 1, de la directive 76/207/CEE du Conseil, du 9 février 1976, relative à la mise en oeuvre du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l’accès à l’emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail que pour celle des discriminations entre travailleurs à temps plein et à temps partiel prévue à la clause 4 de l’accord-cadre sur le travail à temps partiel annexé à la directive 97/81/CE du Conseil, du 15 décembre 1997, concernant l’accord-cadre sur le travail à temps partiel conclu par l’UNICE, le CEEP et la CES, le principe général d’égalité ne se cantonne pas à l’interdiction de telles discriminations qui n’en est que l’expression spécifique, ce principe s’appliquant, conformément à l’article 51, § 1, de la Charte, dès lors qu’est mis en oeuvre le droit de l’Union.

18. Il s’impose non seulement à l’action des autorités publiques, mais s’étend également à toutes conventions visant à régler de façon collective le travail salarié (voir, en ce sens, CJUE, arrêts du 8 avril 1976, Defrenne, 43-75, point 39, du 27 juin 1990, Kowlaska, C-33/89, point 13, du 17 juillet 2008, Raccanelli, C-94/07, point 45, du 17 avril 2018, Egenberger, C-414/16, point 77).

19. À cet égard, saisie d’une demande préjudicielle d’interprétation de la notion de « raisons objectives », au sens de la clause 4, point 1, de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée, conclu le 18 mars 1999, qui figure en annexe de la directive 1999/70/CE du Conseil, du 28 juin 1999, concernant l’accord-cadre CES, UNICE et CEEP sur le travail à durée déterminée, la Cour de justice de l’Union européenne a exclu, dans son arrêt du 13 septembre 2007, Del Cerro Alonso (C-307/05, points 57 et 58), que cette notion puisse être comprise comme autorisant à justifier une différence de traitement entre les travailleurs à durée déterminée et les travailleurs à durée indéterminée par le fait que cette dernière est prévue par une norme nationale générale et abstraite, telle une convention collective.

20. Le contrôle du respect du principe d’égalité de traitement au sens du droit de l’Union repose sur un mécanisme probatoire tel que lorsqu’un employé fait valoir que ce principe a été violé et établit des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte, il incombe à la partie défenderesse de prouver qu’il n’y a pas eu violation dudit principe (CJUE, arrêt du 10 mars 2005, Nikouloudi, C-196/02, point 75).

21. Par ailleurs, en vertu du même principe, le juge national est tenu d’écarter toute disposition nationale discriminatoire, sans qu’il ait à demander ou à attendre l’élimination de celle-ci par le législateur, et d’appliquer aux membres du groupe défavorisé le même régime que celui dont bénéficient les personnes de l’autre catégorie (CJUE, arrêt Milkova, du 9 mars 2017, C-406/15, point 67).

22. Dès lors, d’une part, la reconnaissance d’une présomption générale de justification de toutes différences de traitement entre les salariés opérées par voie de conventions ou d’accords collectifs, de sorte qu’il appartient à celui qui les conteste de démontrer que celles-ci sont étrangères à toute considération de nature professionnelle, serait, dans les domaines où est mis en oeuvre le droit de l’Union, contraire à celui-ci en ce qu’elle ferait reposer sur le seul salarié la charge de la preuve de l’atteinte au principe d’égalité et en ce qu’un accord collectif n’est pas en soi de nature à justifier une différence de traitement. D’autre part, dans ces domaines, une telle présomption se trouverait privée d’effet dans la mesure où les règles de preuve propres au droit de l’Union viendraient à s’appliquer. Partant, la généralisation d’une présomption de justification de toutes différences de traitement ne peut qu’être écartée.

23. Il en résulte qu’ayant retenu que l’accord n° 79 opère, entre les salariés, une différence de traitement en raison uniquement de la date de présence sur un site désigné, que les salariés sont placés dans une situation exactement identique au regard des avantages de cet accord dont l’objet est de prendre en compte les impacts professionnels, économiques et familiaux de la mobilité géographique impliqués par le transfert des services à Caen et d’accompagner les salariés pour préserver leurs conditions d’emploi et de vie familiale, la cour d’appel en a déduit à bon droit que, s’agissant d’une différence de traitement fondée sur la date de présence sur un site, celle-ci ne saurait être présumée justifiée. La cour d’appel ayant retenu ensuite qu’aucune raison objective n’était alléguée par l’employeur, elle a, hors toute dénaturation, légalement justifié sa décision.


24. Il s’ensuit que le moyen, inopérant en sa troisième branche en ce qu’il vise des motifs surabondants, n’est pas fondé.

 PAR CES MOTIFS, LA COUR : REJETTE le pourvoi (...)