La question de la liberté d’expression religieuse au sein de l’entreprise donne lieu à une actualité suivie, depuis une quinzaine d’années, non seulement en France mais au niveau européen : on se souvient de l’affaire Babyloup, qui a permis de dégager une solution cohérente, et que la Cour de Justice de l’Union Européenne a pu confirmer. Ainsi il est établi qu’en général le principe de laïcité ne peut s’appliquer dans le secteur privé, que le salarié dispose de façon absolue de sa liberté d’opinion, et que sa liberté d’expression, notamment religieuse, peut être restreinte par l’employeur dès lors qu’il justifie le cas échéant d’une clause de neutralité (règlement intérieur, accord collectif ou contrat de travail).

Une jurisprudence ancienne prévoit la possibilité de contraindre le salarié à exécuter les tâches prévues sur son poste de travail, quelles que soient les opinions religieuses dont il se prévaut, dès lors que ces tâches sont constitutives intrinsèquement de l’emploi occupé. La Cour de cassation complète cette solution par l’arrêt ci-dessous principalement reproduit.

Ainsi dès lors que les contraintes supportées par l’entreprise constituent des  » exigences objectivement dictées par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle » du salarié, conformément aux dispositions de la Directive communautaire du 27 novembre 2000 imposant une exigence professionnelle essentielle et déterminante, l’employeur peut modifier les conditions de travail de ce salarié même si cette modification heurte ses convictions notamment religieuses. Ainsi en est-il en l’espèce de la mutation sur un site funéraire, contraire à la religion hindouiste de l’intéressé.

COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, JANVIER 2022 (pourvoi n° 20-14.014, publié au Bulletin)

(…)

Faits et procédure

  1. Selon l’arrêt attaqué (Paris, 17 octobre 2019), M. [S] a été engagé verbalement le 1er septembre 1998 en qualité
    d’agent de nettoyage par la société France nettoyage. Il a été promu agent très qualifié puis chef d’équipe. Suivant
    avenant du 1er février 2011, comportant une clause de mobilité, il a été affecté sur le site de l’immeuble Gallieni à
    Localité 7, du lundi au vendredi de 13 heures à 16 heures 30, et sur celui de la mutuelle SMI à [Localité 5], du
    lundi au vendredi de 17 heures à 20 heures 30.
  2. A la suite de la perte par la société [Adresse 4], le contrat de travail du salarié a été transféré à la société
    Derichebourg propreté (la société) à compter du 1er janvier 2012 en application de l’annexe VII à la convention
    collective nationale des entreprises de propreté, alors applicable.
  3. Le 2 janvier 2012, la société a informé le salarié de sa mutation sur le site Ségula à Localité 8, laquelle a été
    refusée par l’intéressé.
  4. Le 9 février 2012, la société a notifié au salarié sa mutation sur le site du cimetière de Localité 3, du lundi
    au vendredi de 13 heures à 17 heures. Le salarié a refusé cette mutation en invoquant une incompatibilité d’horaire avec ses autres obligations professionnelles. Après modification par l’employeur des horaires de travail,
    qui ont été fixés de 12 heures 30 à 16 heures 30, le 24 avril 2012 le salarié a refusé à nouveau cette mutation en
    invoquant ses convictions religieuses hindouistes lui interdisant de travailler dans un cimetière.
  5. Après convocation le 23 août 2012 à un entretien préalable à une éventuelle sanction pouvant aller jusqu’au
    licenciement, fixé au 3 septembre 2012, le salarié s’est vu notifier, par lettre du 21 septembre 2012 à effet du 8
    octobre suivant, une mutation disciplinaire sur le site de la société Franfinance à Localité 6. Par lettre du 1er
    octobre 2012, il a refusé cette mutation.
  6. Après avoir été mis en demeure de rejoindre son poste par lettres des 12 et 22 novembre 2012, le salarié a été
    licencié pour cause réelle et sérieuse le 8 janvier 2013.
  7. Contestant son licenciement, il a saisi la juridiction prud’homale, le 24 juin 2013, de demandes tendant à la
    nullité de sa mutation disciplinaire du 21 septembre 2012 et de son licenciement, ainsi qu’au paiement de diverses
    sommes à titre salarial et indemnitaire.
    (…)

  8. Vu les articles L. 1121-1, L. 1132-1, dans sa rédaction applicable, et L. 1133-1 du code du travail mettant en oeuvre
    en droit interne les articles 2, § 2, et 4, § 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant
    création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail :
  9. Il résulte de ces textes que les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à
    accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but
    recherché.
  10. Il résulte par ailleurs de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 14 mars 2017,
    Micropole Univers, C-188/15), que la notion d’« exigence professionnelle essentielle et déterminante », au sens de
    l’article 4, § 1, de la directive 2000/78 du 27 novembre 2000, renvoie à une exigence objectivement dictée par la
    nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause.
  11. Pour prononcer l’annulation de la mutation disciplinaire, l’arrêt, après avoir retenu que la clause de mobilité
    avait été mise en oeuvre dans l’intérêt de l’entreprise, après que l’employeur s’est efforcé de répondre aux
    contraintes du salarié quant à ses horaires de travail et sans porter atteinte au droit de ce dernier à une vie
    personnelle et familiale, énonce que les faits laissant supposer une discrimination sont établis, puisque le salarié a
    été muté disciplinairement pour avoir refusé de rejoindre le poste sur lequel il était affecté alors qu’il justifiait son
    refus par l’exercice de ses convictions religieuses, qu’en présence du refus d’un salarié de se rendre sur un site d’affectation en raison de ses convictions religieuses, ressortant des libertés et droits fondamentaux de celui-ci, il
    appartient à l’employeur de rechercher si, tout en tenant compte des contraintes inhérentes à l’entreprise et sans
    que celle-ci ait à subir une charge supplémentaire, il lui est possible de proposer au salarié un poste de travail
    compatible avec les exigences de chacune des parties, qu’or l’employeur n’a pas fait cette démarche alors qu’il
    disposait d’un poste susceptible de recevoir l’affectation du salarié puisqu’il l’y a muté disciplinairement. L’arrêt en
    déduit que l’employeur, qui n’est pas juge des pratiques religieuses de ses salariés, échoue à démontrer que la
    sanction prononcée était étrangère à toute discrimination, en sorte qu’elle doit être annulée.
  12. L’arrêt retient encore que la lettre de licenciement reproche au salarié d’avoir refusé de rejoindre le site
    Franfinance sur lequel il était affecté, que toutefois cette mutation disciplinaire ayant été annulée, l’employeur ne
    peut valablement reprocher au salarié son refus de rejoindre ce poste et ce, quels que soient les motifs avancés à
    l’appui de ce nouveau refus. L’arrêt en déduit que la sanction ayant été annulée en raison de son caractère
    discriminatoire, le licenciement prononcé en partie pour non-respect par le salarié de cette obligation revêt
    également un caractère discriminatoire et doit donc être annulé.
  13. En statuant ainsi, alors que la mutation disciplinaire prononcée par l’employeur était justifiée par une exigence
    professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4, § 1, de la directive 2000/78 du Conseil du 27
    novembre 2000 au regard, d’une part de la nature et des conditions d’exercice de l’activité du salarié, chef
    d’équipe dans le secteur de la propreté, affecté sur un site pour exécuter ses tâches contractuelles en vertu d’une
    clause de mobilité légitimement mise en oeuvre par l’employeur, d’autre part du caractère proportionné au but
    recherché de la mesure, laquelle permettait le maintien de la relation de travail par l’affectation du salarié sur un
    autre site de nettoyage, ce dont elle aurait dû déduire que la mutation disciplinaire ne constituait pas une
    discrimination directe injustifiée en raison des convictions religieuses et que, dès lors, le licenciement du salarié
    n’était pas nul, la cour d’appel a violé les textes susvisés.
  14. PAR CES MOTIFS (…) : CASSE ET ANNULE (…)